Ce bonheur n'est pas impossible
Ce qu'on peut faire de mieux, est de se persuader que ce bonheur n'est pas impossible. Je ne sais cependant si l'amour a jamais rassemblé deux personnes faites à tel point l'une pour l'autre, qu'elles ne connussent jamais la satiété de la jouissance, ni le refroidissement qu'entraîne la sécurité, ni l'indolence et la tiédeur qui naissent de la facilité et de la continuité d'un commerce dont l'illusion ne se détruit jamais (car où en entre-t-il plus que dans l'amour ?), et dont l'ardeur, enfin, fût égale dans la jouissance et dans la privation, et pût supporter également les malheurs et les plaisirs.
Un cœur capable d'un tel amour, une âme si tendre et si ferme paraît avoir épuisé le pouvoir de la divinité. Il en naît une en un siècle. Il semble que d'en produire deux soit au-dessus de ses forces, ou que si elle les a produites, elle serait jalouse de leurs plaisirs, si elles se rencontraient. Mais l'amour peut nous rendre heureux à moins de frais : une âme tendre et sensible est heureuse par le seul plaisir qu'elle trouve à aimer. Je ne veux pas dire par là qu'on puisse être parfaitement heureux en aimant, quoiqu'on ne soit pas aimé. Mais je dis que, quoique nos idées de bonheur ne se trouvent pas entièrement remplies par l'amour de l'objet que nous aimons, le plaisir que nous sentons à nous livrer à toute notre tendresse peut suffire pour nous rendre heureux ; et si cette âme a encore le bonheur d'être susceptible d'illusions, il est impossible qu'elle ne se croie pas plus aimée qu'elle ne l'est peut-être en effet. Elle doit tant aimer, qu'elle aime pour deux, et que la chaleur de son cœur supplée à ce qui manque réellement à son bonheur. Il faut sans doute qu'un caractère sensible, vif et emporté paie le tribut d'inconvénients attachés à ces qualités, et je ne sais si je dois dire bonnes ou mauvaises. Mais je crois que quiconque composerait son individu les y ferait entrer. Une première passion emporte tellement hors de soi une âme de cette trempe, qu'elle est inaccessible à toutes réflexions et à toute idée modérée; elle peut sans doute se préparer de grands chagrins. Mais le plus grand inconvénient attaché à cette sensibilité emportée, c'est qu'il est impossible que quelqu'un qui aime à cet excès soit aimé, et qu'il n'y a presque point d'homme dont le goût ne diminue par la connaissance d'une telle passion.
Madame Du Châtelet, Discours sur le bonheur, 1746
> Texte intégral : Paris, Les Belles lettres, 1961