Talleyrand et Fouché
Troisième partie, livre V
Ministre pendant les Cent-Jours, Chateaubriand se voit écarté après la bataille de Waterloo par Talleyrand et Fouché : l’ancien ministre des Relations extérieures, évêque défroqué connu pour son goût pour le complot et la trahison, et l’ancien ministre de la Police, qui avait voté la mort de Louis XVI, vont être nommés au gouvernement par Louis XVIII, prêt à tout pour retrouver son trône.
Ma lubie, relative à une Charte mise en mouvement par l'action religieuse et morale, a été la cause du mauvais vouloir que certains partis m'ont porté. Pour les royalistes, j'aimais trop la liberté; pour les révolutionnaires, je méprisais trop les crimes. Si je ne m'étais trouvé là à mon grand détriment, pour me faire maître d'école de constitutionnalité, dès les premiers jours les ultra et les jacobins auraient mis la Charte dans la poche de leur frac à fleurs de lis, ou de leur carmagnole à la Cassius.
M. de Talleyrand n'aimait pas M. Fouché ; M. Fouché détestait et, ce qu'il y a de plus étrange, méprisait M. de Talleyrand : il était difficile d'arriver à ce succès. M. de Talleyrand, qui d'abord eût été content de n'être pas accouplé à M. Fouché, sentant que celui-ci était inévitable, donna les mains au projet ; il ne s'aperçut pas qu'avec la Charte (lui surtout uni au mitrailleur de Lyon) il n'était guère plus possible que Fouché.
Promptement se vérifia ce que j'avais annoncé : on n'eut pas le profit de l'admission du duc d'Otrante, on n'en eut que l'opprobre ; l'ombre des Chambres approchant suffit pour faire disparaître les ministres trop exposés à la franchise de la tribune.
Mon opposition fut inutile ; selon l'usage des caractères faibles, le roi leva la séance sans rien déterminer ; l'ordonnance ne devait être arrêtée qu'au château d'Arnouville.
On ne tint point conseil en règle dans cette dernière résidence ; les intimes et les affiliés au secret furent seuls assemblés. M. de Talleyrand, nous ayant devancés, prit langue avec ses amis. Le duc de Wellington arriva : je le vis passer en calèche ; les plumes de son chapeau flottaient en l'air ; il venait octroyer à la France M. Fouché et M. de Talleyrand, comme le double présent que la victoire de Waterloo faisait à notre patrie. Lorsqu'on lui représentait que le régicide de M. le duc d'Otrante était peut-être un inconvénient, il répondait : « C'est une frivolité. » Un Irlandais protestant, un général anglais étranger à nos mœurs et à notre histoire, un esprit ne voyant dans l'année française de 1793 que l'antécédent anglais de l'année 1649, était chargé de régler nos destinées ! L'ambition de Bonaparte nous avait réduits à cette misère.
[…] Le soir, vers les neuf heures, j'allai faire ma cour au roi. Sa Majesté était logée dans les bâtiments de l'abbaye ; on avait toutes les peines du monde à empêcher les petites filles de la Légion-d'Honneur de crier : Vive Napoléon ! J'entrai d'abord dans l'église ; un pan de mur attenant au cloître était tombé ; l'antique abbatial n'était éclairé que d'une lampe. Je fis ma prière à l'entrée du caveau où j'avais vu descendre Louis XVI : plein de crainte sur l'avenir, je ne sais si j'ai jamais eu le cœur noyé d'une tristesse plus profonde et plus religieuse. Ensuite je me rendis chez Sa Majesté : introduit dans une des chambres qui précédaient celle du roi, je ne trouvai personne ; je m'assis dans un coin et j'attendis. Tout à coup une porte s'ouvre ; entre silencieusement le vice appuyé sur le bras du crime, M. de Talleyrand marchant soutenu par M. Fouché ; la vision infernale passe lentement devant moi, pénètre dans le cabinet du roi et disparaît. Fouché venait jurer foi et hommage à son seigneur ; le féal régicide, à genoux, mit les mains qui firent tomber la tête de Louis XVI entre les mains du frère du roi martyr ; l'évêque apostat fut caution du serment.
Chateaubriand (1768-1848), Mémoires d’outre-tombe, 1848
> Texte intégral : Nendeln (Liechtenstein), Kraus reprint, 1904