Séjour chez les Indiens

Première partie, Livre VI

Habitant de Floride

Voyageant aux Etat-Unis après avoir fui la Révolution, Châteaubriand aurait été victime d’une fracture près des chutes du Niagara. Recueilli par une tribu d’indiens, il aurait observé leurs mœurs avant de s’en inspirer pour Atala et pour les Natchez.
 
Je demeurai douze jours chez mes médecins, les Indiens de Niagara. J’y vis passer des tribus qui descendaient de Détroit ou des pays situés au midi et à l’orient du lac Érié. Je m’enquis de leurs coutumes ; j’obtins pour de petits présents des représentations de leurs anciennes mœurs, car ces mœurs elles-mêmes n’existent plus. Cependant, au commencement de la guerre de l’indépendance américaine, les sauvages mangeaient encore les prisonniers ou plutôt les tués : un capitaine anglais, puisant du bouillon dans une marmite indienne avec le cuiller à pot, en retira une main.
La naissance et la mort ont le moins perdu des usages indiens, parce qu’elles ne s’en vont point à la venvole comme la partie de la vie qui les sépare ; elles ne sont point choses de mode qui passent. On confère encore au nouveau-né, afin de l’honorer, le nom le plus ancien sous son toit, celui de son aïeule, par exemple : car les noms sont toujours pris dans la lignée maternelle. Dès ce moment, l’enfant occupe la place de la femme dont il a recueilli le nom ; on lui donne, en lui parlant, le degré de parenté que ce nom fait revivre ; ainsi, un oncle peut saluer un neveu du titre de grand’mère. Cette coutume, en apparence risible, est néanmoins touchante. Elle ressuscite les vieux décédés ; elle reproduit dans la faiblesse des premiers ans la faiblesse des derniers ; elle rapproche les extrémités de la vie, le commencement et la fin de la famille ; elle communique une espèce d’immortalité aux ancêtres et les suppose présents au milieu de leur postérité.
En ce qui regarde les morts, il est aisé de trouver les motifs de l’attachement du sauvage à de saintes reliques. Les nations civilisées ont, pour conserver les souvenirs de leur patrie, la mnémonique des lettres et des arts ; elles ont des cités, des palais, des tours, des colonnes, des obélisques ; elles ont la trace de la charrue dans les champs jadis cultivés ; les noms sont entaillés dans l’airain et le marbre, les actions consignées dans les chroniques.
Rien de tout cela aux peuples de la solitude : leur nom n’est point écrit sur les arbres ; leur hutte, bâtie en quelques heures, disparaît en quelques instants ; la crosse de leur labour ne fait qu’effleurer la terre, et n’a pu même élever un sillon. Leurs chansons traditionnelles périssent avec la dernière mémoire qui les retient, s’évanouissent avec la dernière voix qui les répète. Les tribus du Nouveau-Monde n’ont donc qu’un seul monument : la tombe. Enlevez à des sauvages les os de leurs pères, vous leur enlevez leur histoire, leurs lois, et jusqu’à leurs dieux ; vous ravissez à ces hommes, parmi les générations futures, la preuve de leur existence comme celle de leur néant.
Je voulais entendre le chant de mes hôtes. Une petite Indienne de quatorze ans, nommée Mila, très jolie (les femmes indiennes ne sont jolies qu’à cet âge), chanta quelque chose de fort agréable. N’était-ce point le couplet cité par Montaigne ? « Couleuvre, arreste-toy ; arreste-toy, couleuvre, à fin que ma sœur tire sur le patron de ta peincture la façon et l’ouvrage d’un riche cordon, que ie puisse donner à ma mie : ainsi, soit en tout temps ta beauté et ta disposition préférée à tous les autres serpents. »

 

Chateaubriand (1768-1848), Mémoires d’outre-tombe, 1848
> Texte intégral : Nendeln (Liechtenstein), Kraus reprint, 1904