Les Foules
Dans ce poème, Baudelaire dévoile la source de ses poèmes en prose, déjà évoquée dans la dédicace à Arsène Houssaye : le contact de la foule des grandes villes. Il expose également le principe de son lyrisme impersonnel. Le poème trouve peut-être l’une de ses sources dans le conte d’Edgar Poe, L’Homme des foules, évoqué par Baudelaire dans Le Peintre de la vie moderne.
LES FOULES
Il n'est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude : jouir de la foule est un art ; et celui-là seul peut faire, aux dépens du genre humain, une ribote de vitalité, à qui une fée a insufflé dans son berceau le goût du travestissement et du masque, la haine du domicile et la passion du voyage.
Multitude, solitude : termes égaux et convertibles par le poète actif et fécond. Qui ne sait pas peupler sa solitude, ne sait pas être seul dans une foule affairée.
Le poète jouit de cet incomparable privilège, qu'il peut, à sa guise, être lui-même et autrui. Comme ces âmes errantes qui cherchent un corps, il entre, quand il veut, dans le personnage de chacun. Pour lui seul, tout est vacant ; et, si de certaines places paraissent lui être fermées, c'est qu'à ses yeux elles ne valent pas la peine d'être visitées.
Le promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universelle communion. Celui-là qui épouse facilement la foule, connaît des jouissances fiévreuses, dont seront éternellement privés l'égoïste, fermé comme un coffre, et le paresseux, interné comme un mollusque. Il adopte, comme siennes, toutes les professions, toutes les joies et toutes les misères que la circonstance lui présente.
Ce que les hommes nomment amour est bien petit, bien restreint et bien faible, comparé à cette ineffable orgie, à cette sainte prostitution de l'âme qui se donne tout entière, poésie et charité, à l'imprévu qui se montre, à l'inconnu qui passe.
Il est bon d'apprendre quelquefois aux heureux de ce monde, ne fût-ce que pour humilier un instant leur sot orgueil, qu'il est des bonheurs supérieurs au leur, plus vastes et plus raffinés. Les fondateurs de colonies, les pasteurs des peuples, les prêtres missionnaires exilés au bout du monde, connaissent sans doute quelque chose de ces mystérieuses ivresses ; et au sein de la vaste famille que leur génie s'est faite, ils doivent rire quelquefois de ceux qui les plaignent pour leur fortune si agitée et pour leur vie si chaste.
Charles Baudelaire, Le spleen de Paris ou Les cinquante petits poèmes en prose, 1857.
> Texte intégral : Paris, Michel Lévy frères, 1868-1870.