La question de la présence de femmes dans cette assembléeMarguerite Yourcenar, Discours de réception à l’Académie française, 1981
Mme Marguerite Yourcenar, ayant été élue à la place laissée vacante par la mort de M. Roger Caillois, y est venue prendre séance le jeudi 22 janvier 1981 et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
Comme il convient, je commence par vous remercier de m’avoir, honneur sans précédent, accueillie parmi vous. Je n’insiste pas — ils savent déjà tout cela — sur la gratitude que je dois aux amis qui, dans votre Compagnie, ont tenu à m’élire, sans que j’en eusse fait, comme l’usage m’y eût obligée, la demande, mais en me contentant de dire que je ne découragerais pas leur effort. Ils savent à quel point je suis sensible aux admirables dons de l’amitié, et plus sensible peut-être à cette occasion que jamais, puisque ces amis, pour la plupart, sont ceux de mes livres, et ne m’avaient jamais, ou que très brièvement, rencontrée dans la vie.
D’autre part, j’ai trop le respect de la tradition, là où elle est encore vivante, puissante, et, si j’ose dire, susceptible, pour ne pas comprendre ceux qui résistent aux innovations vers lesquelles les pousse ce qu’on appelle l’esprit du temps, qui n’est souvent, je le leur concède, que la mode du temps. Sint ut sunt : Qu’ils demeurent tels qu’ils sont, est une formule qui se justifie par l’inquiétude qu’on ressent toujours en ne changeant qu’une seule pierre à un bel édifice debout depuis quelques siècles.
Vous m’avez accueillie, disais-je. Ce moi incertain et flottant, cette entité dont j’ai contesté moi-même l’existence, et que je ne sens vraiment délimité que par les quelques ouvrages qu’il m’est arrivé d’écrire, le voici, tel qu’il est, entouré, accompagné d’une troupe invisible de femmes qui auraient dû, peut-être, recevoir beaucoup plus tôt cet honneur, au point que je suis tentée de m’effacer pour laisser passer leurs ombres.
Toutefois, n’oublions pas que c’est seulement il y a un peu plus ou un peu moins d’un siècle que la question de la présence de femmes dans cette assemblée a pu se poser. En d’autres termes c’est vers le milieu du XIXe siècle que la littérature est devenue en France pour quelques femmes tout ensemble une vocation et une profession, et cet état de choses était encore trop nouveau peut-être pour attirer l’attention d’une Compagnie comme la vôtre. Mme de Staël eût été sans doute inéligible de par son ascendance suisse et son mariage suédois : elle se contentait d’être un des meilleurs esprits du siècle. George Sand eût fait scandale par la turbulence de sa vie, par la générosité même de ses émotions qui font d’elle une femme si admirablement femme ; la personne encore plus que l’écrivain devançait son temps. Colette elle-même pensait qu’une femme ne rend pas visite à des hommes pour solliciter leurs voix, et je ne puis qu’être de son avis, ne l’ayant pas fait moi-même. Mais remontons plus haut : les femmes de l’Ancien Régime, reines des salons et, plus tôt, des ruelles, n’avaient pas songé à franchir votre seuil, et peut-être eussent-elles cru déchoir, en le faisant, de leur souveraineté féminine. Elles inspiraient les écrivains, les régentaient parfois et, fréquemment, ont réussi à faire entrer l’un de leurs protégés dans votre Compagnie, coutume qui, m’assure-t-on, a duré jusqu’à nos jours ; elles se souciaient fort peu d’être elles-mêmes candidates. On ne peut donc prétendre que dans cette société française si imprégnée d’influences féminines, l’Académie ait été particulièrement misogyne ; elle s’est simplement conformée aux usages qui volontiers plaçaient la femme sur un piédestal, mais ne permettaient pas encore de lui avancer officiellement un fauteuil. Je n’ai donc pas lieu de m’enorgueillir de l’honneur si grand certes, mais quasi fortuit et de ma part quasi involontaire qui m’est fait ; je n’en ai d’ailleurs que plus de raisons de remercier ceux qui m’ont tendu la main pour franchir un seuil.
Messieurs, laissons cela. (…)