États et gouvernementsVoltaire, Dictionnaire philosophique, 1764
Au cœur d'un contexte politique et social agité, Voltaire conçoit le Dictionnaire philosophique comme une machine de guerre contre l'infâme, visant à dénoncer les obscurantismes et autres pouvoirs usurpés qui emprisonnent l'homme. L'ouvrage, paru anonymement, fit grand bruit en raison de la charge satirique et de sa portée idéologique.
Article « États, gouvernements »
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Le fort et le faible de tous les gouvernements a été examiné de près dans les derniers temps. Dites-moi donc, vous qui avez voyagé, qui avez lu et vu, dans quel État, dans quelle sorte de gouvernement voudriez-vous être né ? Je conçois qu’un grand seigneur terrien en France ne serait pas fâché d’être né en Allemagne ; il serait souverain au lieu d’être sujet. Un pair de France serait fort aise d’avoir les privilèges de la pairie anglaise ; il serait législateur.
L’homme de robe et le financier se trouveraient mieux en France qu’ailleurs.
Mais quelle patrie choisirait un homme sage, libre, un homme d’une fortune médiocre, et sans préjugés ?
Un membre du conseil de Pondichéry, assez savant, revenait en Europe par terre avec un brame, plus instruit que les brames ordinaires. « Comment trouvez-vous le gouvernement du Grand Mogol ? dit le conseiller.
— Abominable, répondit le brame. Comment voulez-vous qu’un État soit heureusement gouverné par des Tartares ? Nos raïas, nos omras, nos nababs, sont fort contents, mais les citoyens ne le sont guère, et des millions de citoyens sont quelque chose. »
Le conseiller et le brame traversèrent en raisonnant toute la haute Asie. « Je fais une réflexion, dit le brame ; c’est qu’il n’y a pas une république dans toute cette vaste partie du monde.
— Il y a eu autre fois celle de Tyr, dit le conseiller, mais elle n’a pas duré longtemps. Il y en avait encore une autre vers l’Arabie Pétrée, dans un petit coin nommé la Palestine, si on peut honorer du nom de république une horde de voleurs et d’usuriers, tantôt gouvernée par des juges, tantôt par des espèces de rois, tantôt par des grands pontifes, devenue esclave sept ou huit fois, et enfin chassée du pays qu’elle avait usurpé.
— Je conçois, dit le brame, qu’on ne doit trouver sur la terre que très peu de républiques. Les hommes sont rarement dignes de se gouverner eux-mêmes. Ce bonheur ne doit appartenir qu’à des petits peuples qui se cachent dans les îles, ou entre les montagnes, comme des lapins qui se dérobent aux animaux carnassiers ; mais à la longue ils sont découverts et dévorés. »
Quand les deux voyageurs furent arrivés dans l’Asie Mineure, le conseiller dit au brame : « Croiriez-vous bien qu’il y a eu une république formée dans un coin de l’Italie, qui a duré plus de cinq cents ans, et qui a possédé cette Asie Mineure, l’Asie, l’Afrique, la Grèce, les Gaules, l’Espagne et l’Italie entière ?
— Elle se tourna donc bien vite en monarchie ? dit le brame.
— Vous l’avez deviné, dit l’autre ; mais cette monarchie est tombée, et nous faisons tous les jours de belles dissertations pour trouver les causes de sa décadence et de sa chute.
— Vous prenez bien de la peine, dit l’Indien ; cet empire est tombé parce qu’il existait. Il faut bien que tout tombe ; j’espère bien qu’il en arrivera tout autant à l’empire du Grand Mogol.
— À propos, dit l’Européen, croyez-vous qu’il faille plus d’honneur dans un État despotique, et plus de vertu dans une république ? »
L’Indien s’étant fait expliquer ce qu’on entend par honneur, répondit que l’honneur était plus nécessaire dans une république, et qu’on avait bien plus besoin de vertu dans un État monarchique. « Car, dit-il, un homme qui prétend être élu par le peuple ne le sera pas s’il est déshonoré ; au lieu qu’à la cour il pourra aisément obtenir une charge, selon la maxime d’un grand prince, qu’un courtisan, pour réussir, doit n’avoir ni honneur ni humeur. À l’égard de la vertu, il en faut prodigieusement dans une cour pour oser dire la vérité. L’homme vertueux est bien plus à son aise dans une république ; il n’a personne à flatter. »
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> Texte intégral : Londres, 1764