Descente vers FlorenceAlphonse de Lamartine
J’étais ivre de sensations avant d’être ivre de pensées. De temps en temps, du haut d’une colline, une échappée de vue me laissait entrevoir au fond d’un bassin de verdure les dômes resplendissants mais encore lointains de Florence. J’aurais voulu franchir d’un élan la distance considérable qui nous en séparait encore. Nous n’y entrâmes qu’à la nuit tombée. Une lune éclatante, se réfléchissant dans les ondes sinueuses et encaissées de l’Arno, brillait comme un fanal sur les murailles grises de la ville des Médicis.
III. Quand j’entendis la voiture qui venait de franchir la porte de la ville rouler avec un bruit sourd et grave sur les larges dalles dont les rues de Florence sont pavées, il me sembla entrer dans la société de ces grands toscans qui remplissaient mon imagination d’une sorte de terreur sacrée. Dante, Pétrarque, Machiavel, les Pazzi, les Médicis, les Politien, les Michel-Ange, et mille autres dont les noms surgissaient dans ma mémoire, me paraissaient regarder aux fenêtres de ces palais sombres dont les rues sont bordées et obscurcies. Pour ajouter à l’illusion, je ne sais quelle odeur de cèdre dont les charpentes de ces palais sont construites embaumait les rues. On eût dit que l’odeur sépulcrale de ce bois incorruptible dont on faisait les cercueils et qui embaumait de lui-même les morts.
Les rares habitants qui circulaient sur les places ou qui respiraient le frais autour des fontaines donnaient à la ville un air de magnifique champ des morts, entrecoupé de monuments et peuplés de fantômes.
Jamais je n’oublierai cette première entrée de nuit dans la ville de Dante.
Alphonse de Lamartine (1790-1869), Souvenirs et portraits, 1871
> texte intégral dans Gallica : Paris, Hachette et Cie, 1871-1872