Une âme blanche comme neigeGeorges Orwell, 1984, 1949

 

Les pieds de Winston, sous la table s’agitaient convulsivement. Il n’avait pas bougé son siège, mais en esprit, il courait, il courait de toutes ses forces. Il était avec la foule au-dehors et s’assourdissait lui-même de hourras. Il regarda encore le portrait de Big Brother, le colosse qui chevauchait le monde ! Le roc contre lequel les hordes asiatiques s’écrasaient elles-mêmes en vain ! Il pensa que dix minutes auparavant – oui, dix minutes seulement – il y avait encore de l’équivoque dans son cœur alors qu’il se demandait si les nouvelles du front annonceraient la victoire ou la défaite. Ah ! C’était plus qu’une armée eurasienne qui avait péri. Depuis le premier jour passé au ministère de l’Amour, il avait beaucoup changé, mais le changement final, indispensable, qui le guérirait, ne s’était jamais jusqu’alors produit.

La voix du télécran déversait encore son histoire de prisonniers, de butin et de carnage, mais le vacarme extérieur s’était un peu apaisé. Les garçons revenaient à leur service. L’un d’eux s’approcha de Winston avec la bouteille de gin. Winston, plongé dans un rêve heureux, ne faisait aucunement attention à son verre que l’on remplissait. Il ne courait ni n’applaudissait plus. Il était de retour au ministère de l’Amour. Tout était pardonné et son âme était blanche comme neige. Il se voyait au banc des prévenus. Il confessait tout, il accusait tout le monde. Il longeait le couloir carrelé de blanc, avec l’impression de marcher au soleil, un garde armé derrière lui. La balle longtemps attendue lui entrait dans la nuque.

Il regarda l’énorme farce. Il lui avait fallu quarante ans pour savoir quelle sorte de sourire se cachait sous la moustache noire. O cruelle, inutile incompréhension ! Obstiné ! volontairement exilé de la poitrine aimante ! Deux larmes empestées de gin lui coulèrent de chaque côté du nez. Mais il allait bien, tout allait bien.

LA LUTTE ETAIT TERMINEE.

IL AVAIT REMPORTE LA VICTOIRE SUR LUI-MEME.

IL AIMAIT BIG BROTHER.