L'après-midi du 2 février 1844, Chopin, bien que malade, donne un concert privé à son domicile du square d'Orléans, dans le 9e arrondissement de Paris, en présence de quelques compatriotes polonais, en majorité des artistes et des personnalités politiques. Il interprète notamment, à deux reprises, une certaine Berceuse de sa composition. Les auditeurs tombent sous le charme de cette pièce envoûtante, appuyée sur le doux balancement d'une basse obstinée à la main gauche tandis que le chant, main droite, se déploie dans des arabesques de plus en plus brillantes. "C'est ainsi que devaient chanter les anges de Bethléem", aurait commenté l'écrivaine Klementyna Hoffman, présente dans l'assistance.
Le legs de 1901 de Charlotte de Rothschild contient en revanche, fait intéressant, deux manuscrits non autographes de la Berceuse, de main inconnue mais imitant de façon assez convaincante la graphie de Chopin. Ces deux manuscrits sont visibles sur Gallica, sous les cotes D-10809 et D-10810. On appréciera également un exemplaire de la première édition de la Berceuse de 1845, ayant appartenu à la pianiste écossaise Jane Stirling (1804-1859), elle aussi élève de Chopin. Cette partition porte des indications de doigtés manuscrites, probablement de la main de l'élève.
Berceuse op. 57, 1ère édition, Meissonnier, 1845. Exemplaire avec annotations manuscrites.
Ballade n°2 op. 38
La deuxième Ballade de Chopin est antérieure de quelques années à la Berceuse, et, comme cette dernière, on a entendu Chopin la jouer longtemps avant sa publication, dans une version plutôt éloignée de celle qui sera livrée à la postérité. Robert Schumann se rappelle en effet avoir entendu l'œuvre sous les doigts de Chopin, en 1836 à Leipzig (Schumann avait été conquis par la première Ballade de Chopin, parue en 1835, et sera le dédicataire de la seconde). À l'en croire, la seconde Ballade quand Chopin la lui a jouée ne comportait pas encore son tempétueux passage Presto con fuoco, et se terminait comme elle commençait, dans le ton de fa majeur sur un rythme de sicilienne.
Mais l'œuvre n'était encore qu'à l'état d'esquisse. Le manuscrit définitif de Chopin, bien que truffé de corrections et de modifications témoignant des multiples étapes du processus de composition, ne comporte aucune trace de cette première mouture.
Chopin est près d'achever la seconde Ballade fin 1838, à Majorque, lors de son célèbre séjour en compagnie de George Sand à la Chartreuse de Valldemossa. Mais à l'été 1839, il écrit encore à son copiste Julian Fontana de lui renvoyer son manuscrit à Nohant, afin d'y effectuer de nouvelles modifications… Probablement va-t-il continuer à en faire au cours du travail éditorial, jusqu'au stade ultime de la gravure. La Ballade est finalement publiée en octobre 1840, à Paris par l'éditeur Troupenas.
Le manuscrit autographe de la seconde Ballade a connu ensuite un parcours mouvementé. On sait qu'il a appartenu au violoncelliste Hippolyte Prosper Seligmann (1817-1882) puis au pianiste Théodore Ritter (1840-1886), comme l'indique la dédicace laissée par le premier au second, en dernière page du manuscrit : « À mon bon cher Th. Ritter. // P. Seligmann, bien heureux de lui offrir ce manuscrit de F. Chopin ».
Le manuscrit est devenu, plus tard, la propriété de Camille Saint-Saëns (1835-1921). Saint-Saëns était un grand admirateur de Chopin, qu'il regrettait de n'avoir jamais pu rencontrer mais dont l'art lui avait été indirectement transmis par certains de ses élèves. Quand il apprend en février 1906 que le manuscrit de la seconde Ballade du maître passe aux enchères à Paris, Saint-Saëns, alors à l'étranger, écrit à son éditeur Jacques Durand pour le prier d'en faire l'acquisition pour lui, et ce à n'importe quel prix…
Entré en possession du manuscrit, Saint-Saëns rédige à son sujet
quelques notes précieuses. Il observe de près les passages raturés et corrigés par Chopin, et conclut que ces modifications, qui trahissent la pensée première du compositeur, lui ont probablement été soufflées par un censeur mal inspiré. Saint-Saëns écrira plus tard à propos de Chopin : « Il serait grand temps que l'on songeât à faire une édition, sinon de toutes ses œuvres, au moins de celles qui méritent de passer à la postérité, en remontant aux sources et en rendant à la pensée de Chopin toute sa pureté ». Saint-Saëns donnera à la fin de sa vie à la bibliothèque du Conservatoire de Paris tous les manuscrits musicaux en sa possession : c'est grâce à ce geste que l'autographe de la seconde
Ballade figure aujourd'hui dans les collections du département de la Musique de la BnF, sous la cote
MS-107.
Fauré : Ballade pour piano op. 19
Outre Saint-Saëns, il faut citer son élève Gabriel Fauré (1845-1924) au rang des compositeurs français admirateurs de Chopin. Grand pianiste, Fauré a réutilisé avec succès des formes musicales auxquelles Chopin avait étroitement associé son nom : Nocturnes, Préludes, Impromptus, Barcarolles… Il a également écrit une Ballade, œuvre à l'histoire plutôt complexe, qui va nous occuper maintenant.
Une première mention de cette Ballade figure dans une lettre du compositeur à Camille Clerc, datée de septembre 1879. L'œuvre, pour piano seul, est publiée en 1880 par l'éditeur Hamelle. L'influence de Chopin y est évidente, à la fois dans le titre même de Ballade et sur le plan de la technique pianistique : évoquons ces grands arpèges à la main gauche, qui poussent à leur limite les capacités d'extension de la main, ainsi que le caractère particulièrement virtuose de l'ensemble. Émilie Girette, une amie de Fauré, garde ce souvenir : « Je lui ai dit ne pas avoir aimé la Ballade […] "C'est surtout une œuvre de pianiste" lui ai-je dit, en forme de critique. "Mais il y a aussi de la musique" m'a-t-il répondu finement, puis il s'est mis à rire, si gentiment, si simplement ».
Et en effet, cette musique a suscité un certains nombres de commentaires éloquents. Debussy, notamment, comparait la pièce au « geste d'une jolie femme ». Elle était en outre, de l'aveu de Proust, un de ses modèles quand il évoquait la célèbre « petite phrase » de la Sonate de Vinteuil. Et, plus de quarante ans après sa composition, la Ballade valait encore à Fauré les compliments d'un amateur qui la prenait pour une de ses toutes dernières œuvres…
Il nous faut par ailleurs évoquer ce jour où Fauré a eu l'occasion de présenter sa Ballade à Franz Liszt. Cet épisode mémorable a probablement eu lieu à Weimar, le 10 juillet 1882. Fauré donne à Liszt la partition de la Ballade : « Je craignais qu'elle ne fût trop longue, et je le dis à Liszt, ce qui me valut cette admirable réplique : "Trop longue, jeune homme, cela n'a pas de sens. On écrit comme l'on pense." » Liszt se met ensuite au piano et commence à déchiffrer la pièce, « mais au bout de cinq ou six pages, il me dit "je n'ai plus de doigts" et il me pria de continuer, ce qui m'intimida beaucoup ».
Liszt s'est montré élogieux au sujet de la Ballade ; mais on doit se demander quelle version de la pièce exactement Fauré lui a présentée. Car en effet, de cette œuvre initialement pour piano seul, Fauré a rédigé en 1881 une version pour piano et orchestre. Celle-ci existe donc déjà lors de l'entrevue de Fauré et Liszt de 1882, même s'il est vrai qu'elle ne sera publiée qu'en 1902… Quelle partition Fauré a-t-il donc présentée à Liszt ? L'incertitude demeure ; ce que l'on sait, c'est que le manuscrit de Fauré de la version pour piano seul est, hélas, aujourd'hui perdu.
Mais il nous reste fort heureusement le manuscrit autographe de la version pour piano et orchestre. Ce manuscrit porte, comme souvent, de nombreuses traces du travail éditorial : de nombreuses ratures, corrections et collettes, et des annotations en allemand à destination du graveur. En septembre 1902, alors que l'éditeur Hamelle a déjà fait tirer les premiers exemplaires,
Fauré écrit à sa compagne Marguerite Hasselmans pour lui demander de corriger sur la partie de piano « trois ou quatre fautes qui restent encore » – tout en prévoyant lui-même de faire rectifier les exemplaires fautifs… En conséquence, le manuscrit comporte bien plusieurs collettes qui ne sont pas de la main de Fauré. La partition figure aujourd'hui dans les collections de la BnF sous la cote
MS-15136.
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