Si la fondation du journal La Fronde, premier quotidien à la rédaction exclusivement féminine, par Marguerite Durand a été largement étudiée par les historiens de la presse et du féminisme, la carrière théâtrale de la première patronne de presse ainsi que ses débuts dans le journalisme demeurent moins connus. Pourtant, cet itinéraire des planches à la presse met au jour l’évolution de l’engagement de Marguerite Durand et éclaire rétrospectivement son projet. En effet, celle qui est aujourd’hui considérée comme une pionnière du mouvement féministe n’a pas toujours été sensible à la cause des femmes, comme elle le confie elle-même plus tard dans un éditorial intitulé « En cinq ans », où elle révèle, à la une du journal qu’elle a créé, « un peu de l’histoire de La Fronde » :
« Aux femmes particulièrement, aux jeunes, à celles que la vie n’avait point encore trop douloureusement éprouvées, le féminisme apparaissait comme un ridicule dans lequel une femme, soucieuse de sa bonne renommée, ne pouvait tomber sans perdre tout charme et toute grâce. Oser écrire, oser parler, oser agir sans l’abri du masque ou de l’éventail, n’était-ce pas sortir de cette réserve que les mœurs, les lois, les religions ont de temps immémoriaux, recommandé ou imposé aux femmes comme étant leur plus belle parure ? Aux hommes le forum, aux femmes le foyer… Ainsi pensait la majorité.
J’étais alors de la majorité. »
Marguerite Durand, « En cinq ans », La Fronde, 15 décembre 1902.
Sur les planches
Pendant ses jeunes années, Marguerite Durand n’a pas d’affinité particulière avec les féministes. Jouant de son physique avantageux et de ses attributs féminins, elle ne semble pas heurtée par la misogynie de la pièce Le Demi-monde d’Alexandre Dumas fils, dans laquelle elle incarne le rôle de Marcelle, ni par le manque de substance des rôles d’ingénues qui lui sont confiés à la Comédie-Française.
Le Demi-monde, comédie en 5 actes en prose, par Alexandre Dumas fils. [Paris, Gymnase dramatique, 20 mars 1855.]
Mais l’archétype de l’amoureuse naïve et innocente ne convient pas vraiment à la comédienne qui, contrairement aux idées reçues, ne connaît pas un grand succès sur les planches. Effectivement, alors qu’elle remporte le premier prix du concours du Conservatoire en 1881, la presse met déjà davantage l’accent sur sa grande beauté que sur ses talents d’actrice :
« Mlle Durand a obtenu le premier prix. Le premier prix, c'était beaucoup peut-être. Le jury s'est laissé séduire à cet attrayant visage de dix-sept ans, au blond et lumineux brouillard de ses cheveux frisés, à l'ingénuité piquante de toute sa personne. Mlle Durand est gentille, très gentille, avec un tas de petites mines pudiques qui émoustillent. Elle a dit avec les intonations convenues le célèbre récit d'Agnès : “Le petit chat est mort” et “Tant que comme cela je me serais tenue, etc.” Il est assez malaisé de deviner s'il y aura jamais sous cette diction, qui sent l'école à plein nez, une note personnelle. » (Francisque Sarcey, Le Temps, 01 août 1881, p. 2/4)
Engagée par le Théâtre de l’Odéon suite à cette performance scolaire, Marguerite Durand sera finalement débauchée par M. Perrin de La Comédie-Française quelques jours plus tard.
« Mlle Marguerite Durand, premier prix de comédie au dernier concours du Conservatoire et M. Philippe Garnier, premier prix de tragédie, viennent d’être engagés au Théâtre-Français. » (Le Gaulois, 7 août 1881, p.4/4)
Dès ses débuts, les prestations de Mlle Durand font régulièrement l’objet de critiques tranchantes, notamment de la part du célèbre feuilletoniste dramatique Francisque Sarcey qui, à l’exception de rares commentaires favorables, ne cessera de dénigrer la jeune actrice :
« Il faut renvoyer Mlle Durand à la Lise de L’Épreuve nouvelle ou à la Fanchette du Mariage de Figaro. On ne peut pas dire qu’elle ait bien, ou médiocrement, ou mal joué : elle n’a pas joué du tout. Cela n’existe pas. Elle n’est bonne, pour le moment, qu’à doubler Mlle Frémeaux. » (Francisque Sarcey, Le Temps, 30 janvier 1882)
« Le Demi-Monde a été joué d'une façon supérieure par tout le monde, sauf par Mlle Durand, qui, dans le joli rôle de Marcelle de Sancenaux, est au-dessous de tout ce qu'on peut dire. Ce qu'il y a de pis, c'est que chez elle ce n'est pas ignorance du métier, inexpérience ou peur. Non, elle joue à présent comme elle jouera toute la vie. Il n'y a plus rien à attendre de cette jeune personne. » (Francisque Sarcey, Le Temps, 23 mars 1885)
« Mlle Durand est une bien médiocre Angélique. Le rôle est pourtant si joli. » (Francisque Sarcey, Le Temps, 11 juillet 1887)
Le critique n’est pas le seul à juger sévèrement la pensionnaire du Français souvent qualifiée par la presse d’« ingénue de second plan » qui « semble devoir rester à l’état de débutant perpétuel » (Le Figaro, 23 octobre 1883). Pourtant Marguerite Durand persévère. Remplacements au pied levé des actrices indisposées, multiplication des rôles et des services : la comédienne tente par tous les moyens de séduire et de faire sa place.
« Aimez-vous Mlle Durand ? On la met partout, elle est de tout, elle joue tout avec un dévouement, un courage, une application qu'il faut reconnaître. Ce sont là quelquefois les seules qualités que l'on puisse louer chez elle, mais s'il y a des artistes mieux douées, il n'y en a pas qui rendent plus de services. Vous verrez qu'à force de jouer, elle se rendra supportable à ceux-là mêmes qui ne peuvent la souffrir aujourd'hui. Je doute qu'elle s'élève jamais au-dessus d'une honnête moyenne, mais elle finira par l'atteindre. Rien de tel, au théâtre comme ailleurs, que d'habituer le public à vous voir. » (
Les Annales politiques et littéraires, 12 septembre 1886 p. 8/16)
Finalement, Marguerite Durand occupera bien le devant de la scène médiatique, mais en dehors de l’institution de La Comédie-Française qu’elle quitte au début de l’année 1888, sans que les raisons de son départ ne soient communiquées. Si elle poursuit encore quelque temps sa carrière au théâtre des Variétés et s’investit dans le chant – elle remporte même le premier prix de chant en juillet 1888 – Marguerite Durand entame sa reconversion dans le journalisme suite à son mariage avec le jeune avocat d’extrême gauche Georges Laguerre, alors directeur de l’organe boulangiste La Presse.
« On annonce le mariage de M. Laguerre, député, avec Mlle Durand, ex-pensionnaire de la Comédie-Française. » (Le Siècle, 14 mai 1888. p.4 /4)
Engagements journalistiques
Loin de devenir une femme au foyer suite à son union, Marguerite Durand s’engage aux côtés de son époux, député boulangiste, et codirige avec lui le journal La Presse. Passionnée par cette nouvelle activité journalistique, Marguerite Durand anime également le salon du couple au 19, rue Saint-Honoré, qui devient un lieu de contestation du pouvoir en place. Mais après le suicide du général, elle se désolidarise du mouvement avant de divorcer de son mari le 9 mai 1895. Outre sa collaboration au journal La Presse, Marguerite Durand est à l’origine de la création de la rubrique « Le courrier du Figaro » qui remporte un franc succès dès son premier numéro.
Le déclic
Mais malgré son statut de femme divorcée indépendante, mère en dehors du cadre du mariage – elle a un fils né de sa relation avec Antonin Périvier l’un des directeurs du Figaro – et journaliste accomplie, Marguerite Durand ne se considère pas comme féministe. Au contraire, c’est en fait pour se divertir des détractions contre les participantes au congrès féministe qu’elle se rend à l’événement qui sera à l’origine de son engagement politique :
« L’annonce d’un congrès féministe m’eût donc, comme tant d’autres, laissée indifférente si je n’eusse lu dans un journal d’alors que les étudiants avaient résolu d’y aller faire du « chahut ». Ce fut avec l’espoir de m’amuser beaucoup des plaisanteries de ces messieurs et de l’émoi des bonnes dames qui en devaient être l’objet, que je me dirigeai vers l’hôtel des Sociétés Savantes. J’en revins dans des dispositions très différentes. Le premier moment de tumulte passé, chacun s’était vite aperçu que le bon sens n’était pas du côté des tapageurs et prenait intérêt à ce que disaient à la tribune, éloquemment ou de façon naïve, des femmes venues de toutes les parties du monde pour exposer les revendications de leurs sœurs opprimées. » (Marguerite Durand, « En cinq ans »,
La Fronde, 15 décembre 1902.)
Marguerite Durand se donne alors pour mission de créer un organe visant à diffuser massivement le message féministe. Un an plus tard le 9 décembre 1897, paraît le premier numéro de La Fronde, faisant de Marguerite Durand la première patronne de presse.
En définitive, la carrière dramatique de Marguerite Durand et ses premières armes dans la presse jouent un rôle important dans le projet politique et journalistique de la fondatrice de La Fronde. En effet, les éreintements de la critique et les impératifs du métier d’actrice ont sans nul doute forgé le tempérament de la jeune Marguerite Durand tandis que sa formation journalistique et son réseau lui ont permis de mener son projet à son terme. De l’ingénue à la frondeuse, à la fois séductrice et féministe, Marguerite Durand se distingue aussi bien par son esprit indépendant que par ses boucles blondes.
Pour aller plus loin :
Sur la trace des pionnières, Le Blog de Gallica, 6/03/2019.
Isabelle Chalier, « La création du journal La Fronde en 1897 par Marguerite Durand », sur Retronews, 23/04/2018.
Bibliographie sélective :
Élisabeth Coquart, La Frondeuse. Marguerite Durand patronne de presse et féministe, Payot et Rivages 2010.
Sandrine Lévêque, « Femmes, féministes et journalistes : les rédactrices de La Fronde à l’épreuve de la professionnalisation journalistique », Le Temps des médias, 2009.
Jean Rabaut, Marguerite Durand, 1864-1936 - "La fronde" féministe ou "Le temps" en jupons, L’Harmattan, 1996.
Marie-Ève Thérenty, Femmes de presse, femmes de lettres. De Delphine de Girardin à Florence Aubenas, CNRS Éditions, 2019.
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