Au tournant du XXe siècle, la représentation cartographique de l’Empire ottoman, gagnant en qualité, s’attache désormais davantage à représenter le réel qu’à exalter l’exotique. Les raisons de ces transformations sont multiples.
Karte der umgegend von Constantinopel, C. Frh. V. D. Goltz (Pascha), 1897 (IFEA)
Affiche "Londres-Paris-Constantinople...Orient-Express", 1888 (BnF)
Plan von Constantinopel, C. Stolpe, 1882 (IFEA)
Au premier chef, il convient de citer les guerres dans lesquelles s’engage l’Empire dans la deuxième moitié du XIX
e siècle (guerres de
Crimée 1853-1856 et
russo-ottomane 1877-1878 notamment) qui stimulent une production à visée stratégique. Le développement du tourisme – notamment avec l’arrivée de l’Orient-Express à partir de 1883 – crée la demande pour des
plans de ville et guides touristiques. Par ailleurs, les préfectures et municipalités – dont la création remonte à 1857 à Istanbul – souhaitent se doter d’une cartographie précise de leur territoire de compétence qui permettra notamment la levée d’impôts locaux.
Extrait du Monde illustré, 25 juin 1870 (BnF)
Enfin, la multiplication des incendies, les dégâts matériels qu’ils entraînent et la conceptualisation du "risque incendie" qui concourent à l’émergence d’un marché de l’assurance dans l’Empire ottoman, très largement contrôlé par des compagnies européennes, font naître le besoin d’une cartographie spécialisée. Les plans produits dans ce contexte se doivent d’être précis et rigoureux, puisque c’est sur cette base que les compagnies identifient les zones à risques et établissent leurs tarifs.
Plan d'assurance de Constantinople : Vol. II Pera et Galata, 1905 (IFEA)
Plan d'assurance de Smyrne (Smyrna) : Turquie, 1905 (IFEA)
Les plans de Charles Edward Goad (1848-1910) sont publiés en 4 volumes : le volume 1 "Stamboul", daté de 1904, comprend 19 + 1 planches numérotées de 1 à 20, le volume 2 "Péra et Galata", daté de décembre 1905 comporte 22 planches numérotées de 24 à 45, le volume 3, "Kadi-keui (sic)" comprend 15 planches numérotées 51 à 64 et est daté d’avril 1906. Le volume 4, "Smyrne" comprend 11 planches numérotées de 1 à 11 et est daté de 1905. L’échelle de ces planches varie du 1/3600° pour les planches d’assemblage à 1/600° pour les plans à proprement parler. La numérotation séquentielle des planches d’Istanbul comporte des "trous", qui laissent penser que la réalisation de certaines planches a été abandonnée pour des raisons que nous ignorons. C’est le cas pour les planches 21 à 23 et 46 à 50 qui sont absentes de la séquence de numérotation, mais plus curieusement aussi pour les planches 31 à 34 indiquées comme étant "réservées" dans le cartouche du plan d’assemblage Pera-Galata.
Zoom sur le plan d'assurance de Constantinople : Vol. I Stamboul, 1904 (IFEA)
Zoom sur le plan d'assurance de Constantinople : Vol. II Pera et Galata, 1905 (IFEA)
Ils privilégient les zones où se concentrent les intérêts étrangers, c’est-à-dire des assurés effectifs ou prospects, faisant l’impasse sur les "quartiers turcs" (sic). Dû à l’absence de système de triangulation à l’époque (les premiers relevés géodésiques datent de 1909), les plans se déploient sur deux axes, négligeant l’altitude. Le niveau de précision remarquable nous donne à voir les matériaux de construction (bois, pierre, verre ou métal) identifiables par la couleur utilisée, le nombre de fenêtres, la hauteur des murs et la relativement faible densité du bâti. Il faut dire que Goad est, à l’époque de la production des cartes turques, une entreprise de cartographie qui a établi des plans de villes en Angleterre, en Irlande, en Écosse, au Canada, mais aussi au Chili, au Danemark, en Égypte, en France, au Mexique, au Mozambique, en Afrique du Sud, au Venezuela ou aux Antilles en appliquant le même protocole standardisé.
Zoom sur le plan d'assurance de Constantinople : Vol. I Stamboul, 1904 (IFEA)
Les cartes d’assurance établies par Jacques Pervititch (1877-1945) entre 1922 et 1945 couvrent un ensemble plus vaste. Elles nous permettent de compléter notre panorama de la ville à cette époque grâce à leur niveau de détail et leur exquise réalisation. Tout comme les plans Goad, sur lesquels il s’appuie – même si ce n’est pas là sa seule source – Pervititch travaille à grande échelle, au 1/1000e et au 1/500e pour les planches et au 1/4000e pour les plans d’assemblage.
Zoom sur le plan 1 Ortakeuy / J. Pervititch, 1927 (IFEA)
Les plans de Pervititch présentés ici ne représentent qu’une fraction de la collection complète, mais en l’état actuel des connaissances, nous ignorons le nombre exact de planches réalisées. Un projet d’inventaire de divers fonds d’archives publics et privés en Turquie et en France est en cours pour tenter de résoudre ce mystère. Affaire à suivre, donc...
Rendez-vous le mois prochain pour un autre voyage.
Article écrit par Isabelle Gilles, Institut Français d’Etudes Anatoliennes (IFEA)
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