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Grandeur et misère des chiffonniers de Paris (1/2)

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Reconnaissable à sa hotte, sa lanterne et son crochet, le chiffonnier a inspiré la littérature, le cinéma et les Beaux-arts. On le connaît par les Misérables, le film Mon oncle de Jacques Tati ou les photographies d’Atget, mais sait-on quel acteur efficace du recyclage des déchets il était au XIXème siècle ?

15/1/24, Paris la nuit, les chiffonniers, Agence Rol, 1924
 
 

Le chiffonnage, une activité bien documentée

Mettons de côté la Littérature, qui représente certes une source de connaissance foisonnante sur les chiffonniers, et qui a été remarquablement analysée par Antoine Compagnon. L’activité chiffonnière a fait l’objet de nombreuses études sanitaires, économiques, ethnologiques, sociologiques qui permettent de s’en forger une connaissance précise…

 
 

Études de chiffonniers, estampe de Gustave Doré, 1849

Ainsi, le chimiste Victor Hippolyte de Luynes (1828-1904) rédige, en 1886, au nom du Conseil d’hygiène publique et de salubrité du département de la Seine et à la demande du préfet de police, un Rapport sur les dépôts de chiffons. Il y dresse une liste des cités du département au sein desquelles les chiffonniers vivaient et entreposaient le fruit de leur collecte, avec appréciation de leur importance et de leur état sanitaire. Jean Joseph Barberet (1837-1920), fonctionnaire au ministère de l’Intérieur, puis au ministère du Travail, publie, quant à lui, des monographies professionnelles, de 1886 à 1890, sous le titre Le travail en France. L’une d’elles porte sur les chiffonniers. Le Figaro s’est intéressé en 1909 à Joseph Durieu. Également fonctionnaire, mais au ministère des Finances, celui-ci passe son jour de repos hebdomadaire à étudier « les types sociaux d’Ile-de-France », et publie en 1910 Les Parisiens d’aujourd’hui, comprenant une partie substantielle sur les chiffonniers. Il marche dans les pas de Louis Paulian (1847-1933), l’auteur de La Hotte du chiffonnier, ouvrage qui rencontre le succès et est édité cinq fois de 1885 à 1910. S’il ne fallait en retenir qu’un, ce serait effectivement ce volume fourmillant de détails et illustré. Paulian inaugurait la démarche de l’enquête de terrain par immersion dans le milieu étudié.
 

 
Citons encore, au titre de témoins de l’âge d’or des chiffonniers, l’ouvrage de Georges Renault, publié en 1900, Les Rois du ruisseau, et ceux d’Alexandre Privat d’Anglemont (1815-1859), Paris anecdote et Paris inconnu, parus successivement en 1854 et 1861. Privat d’Anglemont est célèbre pour s’être intéressé à des professions aussi improbables que le peintre de pattes de dindon, le devineur de rébus ou l’éleveuse de fourmis. L’hebdomadaire de vulgarisation scientifique La Science illustrée proposait, en outre, à ses lecteurs en 1894 un reportage intitulé « chiffonniers et chiffons »… article enthousiaste vis-à-vis du recyclage des déchets et du rôle qu’y joue le biffin. En matière d’images, les photographies d’Eugène Atget (1857-1927) sont bien sûr incontournables. En complément de Gallica, dans le cadre de l’exposition virtuelle « Les chiffonniers » qu’il propose, le Musée historique environnement urbain (mheu) a mis en ligne le film muet La zone : au pays des chiffonniers, réalisé par Georges Lacombe en 1928. Les chiffonniers ne tomberont pas dans l’oubli…
 

Couverture et affiche publicitaire extr. de Renault Georges, Les rois du ruisseau, Paris, Le Livre moderne, 1900

 

La loi de Lavoisier adaptée par les chiffonniers : « rien ne meurt sur la terre : tout se transforme »

Comme en attestent le Dictionnaire historique des arts, métiers et professions exercés dans Paris depuis le treizième siècle d’Alfred Franklin, ou la figure de chiffonnier-ferrailleur représentée dans un recueil du XVIème siècle consacré aux Cris de Paris, le chiffonnage est ancien. « Chiffonnier », selon l’Encyclopédie, est le « nom que l’on donne à des gens qui commercent de vieux chiffons ou drapeaux de toile de lin & de chanvre, destinés pour la fabrique du papier. On les appelle aussi pattiers, drilliers, ou peilliers. » Cette activité s’est cependant beaucoup développée et diversifiée avec la Révolution industrielle et l’essor de l’industrie du papier. Dans les grandes villes, et à Paris, « centre du commerce des chiffons », en particulier, le chiffonnage devient alors une activité professionnelle à part entière.

 

 

« Rien ne meurt sur la terre : tout se transforme », Série encyclopédique des leçons de choses illustrées, 1884

 

Au XIXème siècle, les chiffonniers, ouvriers d’une économie circulaire, ne se contentent pas de ramasser des chiffons de papeterie ou des vieux papiers qui rentreront eux aussi dans la fabrication du papier. Ils collectent également des chiffons de laine qui servent à l’effilochage pour fabriquer étoffes ou chaussons, de la vieille soie qui permet de confectionner de la doublure pour casquettes ou d’habiller les poupées, des vieux métaux, des boîtes de sardines qui trouvent un débouché chez les fabricants de jouets, dans la fabrication de parapluies ou articles de Paris, des verres cassés, des crins utiles en tapisserie, literie, bourrellerie…

 

 

Affiche publicitaire de la conserverie Amieux frères, Henri Gustave Jossot, 1897

 

Ont aussi leur place dans la hotte du chiffonnier ou mannequin, les cheveux qui seront vendus aux coiffeurs, les cornes et os, qui seront utiles en coutellerie, brosserie, serviront à confectionner des boutons ou donneront engrais, gélatine, phosphore, ou noir animal nécessaire à l’industrie sucrière, les vieux cuirs, qui, en bon état, sont utilisés pour fabriquer des chaussures, les peaux de lapins permettant de fabriquer chapeaux ou colle, les bouchons de liège qui seront retaillés en de nouveaux bouchons, et même, les croûtes de pain, utilisées dans l’alimentation du bétail, les coquilles d’huîtres qui feront un excellent engrais, et les bouts de cigares qui servent à faire du tabac de moindre qualité. Le recyclage allait vraiment très loin.
 

 

Cheveux pour dames, affiche, 1880

 

Un effectif incertain, mais une importance reconnue

 A deux reprises au XIXème siècle, par les ordonnances des 1er septembre 1828 et 15 août 1872, la préfecture de police prend des mesures pour limiter le nombre de chiffonniers : l’exercice du chiffonnage est soumis à autorisation et au port d’une médaille mentionnant l’identité du porteur de la hotte. C’est ainsi que, selon Sabine Barles, 1 841 chiffonniers sont enregistrés au 31 décembre 1829 et 11 767 en 1872. Ces chiffres des chiffonniers déclarés ne reflètent pas la réalité de l’activité, un père de famille titulaire de la précieuse médaille se faisant souvent accompagner dans sa tournée par sa femme, ses enfants, ses voisins…, mais attestent d’une augmentation de l’effectif au cours du siècle.
 
 

Médaille de chiffonnier délivrée en 1872, dans Paulian Louis, La hotte du chiffonnier, 1896, p. 15

 

Dans les années 1880, J. Barberet rapporte qu’Adolphe Alphand, directeur des travaux de Paris, évalue à 7 000 le nombre de chiffonniers dans le département de la Seine, tandis que la chambre syndicale des chiffonniers elle-même, estime que 40 000 personnes chiffonnent, et en font vivre 200 000 (hommes, femmes et enfants). D’après Victor de Luynes, enfin, dans le Rapport sur les dépôts de chiffons, 80 ou 100 000 personnes vivent de ce commerce. Il déduit de ces chiffres qu’il reconnait imprécis, « que dans Paris et le département de la Seine, le commerce des chiffons et déchets est très important, qu’il occupe une population nombreuse et qu’il donne lieu à des transactions se traduisant par des chiffres d’affaires très élevés. Les biffins ou ramasseurs de chiffons et de déchets sont les agents premiers de tout ce mouvement »… Cette industrie florissante justifie le lancement en 1865 d’une publication périodique qui lui est consacrée : Le Journal des chiffons, de l'effilochage et de la papeterie.
 

Journal des chiffons, de l'effilochage et de la papeterie, 1865

 

Au-delà de l’importance économique du secteur, Louis Paulian lui reconnaît un rôle social, et ne tarit pas d’éloges à l’égard des chiffonniers :

 

Grâce au chiffonnier, nous pouvons nous vêtir, nous chausser et nous coiffer à bon marché ; grâce à lui, le prix d’un grand nombre d’objets d’une consommation courante a baissé de plus de moitié. Les chiffonniers ? Mais ce sont de véritables créateurs, et leur hotte est certainement une corne d’abondance d’où s’échappent des trésors de toute nature.
 
 

Lettre trouvée par Benjamin Sacrobille, chiffonnier sous le n. 47... Paris, J. N. Barba, et au magasin des pièces de théâtre, 1830
 

 

Une industrie qui profite peu aux ramasseurs

Le métier de chiffonnier est hiérarchisé, et selon la place occupée au sein de cette hiérarchie, il nourrit plus ou moins bien.
Jusqu’aux années 1850, il se divise en trois catégories : les chiffonniers de nuit ou piqueurs, qui collectent le meilleur, les secondeurs, lesquels viennent fouiller au petit matin les tas déjà visités par les piqueurs, les gadouilleurs, enfin, les plus misérables, qui vont jusqu’aux dépôts à boues ou chez les agriculteurs, où ils collectent ce qu’ont laissé les précédents mêlé aux gadoues.
 

[Chiffonniers], Eugène Atget, 1899-1915 : à gauche, un placier ? à droite, un coureur ?

 

Une nouvelle hiérarchie naît des tentatives d’imposer aux Parisiens le dépôt de leurs déchets sur la voie publique le matin, et non plus le soir, dans des boîtes à ordures. Les placiers sont les chiffonniers qui s’entendent avec les concierges, propriétaires ou locataires d’une rue pour avoir accès aux déchets de l’immeuble en contrepartie de services. Les coureurs, comme leur appellation l’indique, se hâtent d’inspecter le contenu des boîtes à ordures, dans la rue, le matin, avant le passage du tombereau. Les premiers ont un meilleur revenu, mais ils doivent s’astreindre à une présence quotidienne dans « leurs immeubles » s’ils ne veulent pas perdre leur place, et abandonnent ainsi une partie de la liberté qui leur est chère. La préfecture de la Seine crée des postes de chiffonniers-tombereautiers, qui chargent les ordures dans le tombereau, et conservent à leur profit ce qui peut être revendu.
 

 


« Enlèvement des ordures à Paris », La République illustrée, s.d. : un chiffonnier-tombereautier ?

 

Le chiffonnier n’est pas en contact direct avec l’industriel. Après avoir procédé à un tri de sa récolte, il la vend au maître chiffonnier ou à un négociant. Pour ceux-ci, le chiffonnage peut être rentable : J. Barberet cite ainsi un négociant spécialisé possédant « quarante voitures circulant tous les jours dans Paris, pour recueillir les os et les verres cassés qu’il achète ».
 

Boutiques parisiennes. Vêtements. Brocanteur, chiffonnier : vendeur de nappes, jupes, jupons, [1905-1915]

 

La coopérative des chiffonniers de Grenelle - quartier du 15e arrondissement de Paris - fait la une du quotidien L’Aurore, le 1er octobre 1901. L’article donne une indication des marges de profit effectuées par maîtres chiffonniers et négociants.

 

Les os, vendus au maître chiffonnier trois francs les cent kilos, sont revendus par lui au négociant de quatre francs vingt-cinq à quatre francs cinquante, et par le négociant à l’usinier, six francs. Soit cent pour cent de plus que la valeur initiale. Les chiffons blancs payés par le maître chiffonnier de dix à quatorze francs les cent kilos, par le négociant de vingt à trente francs, par le fabricant de quarante à cinquante-quatre francs, sont modestement majorés de trois cent pour cent – une paille…

 

Cette situation explique la réunion en coopérative de vingt-deux chiffonniers de Grenelle, dans le but de supprimer les intermédiaires. Les biffins se rebiffent !
 
 
 
 
 
 
 

Commentaires

Soumis par Félicie Dubois le 25/05/2020

Votre article est une source inépuisable, merci infiniment pour ce travail qui stimule le mien...

Soumis par Eric Moreau le 15/09/2022

Merci pour ces informations et précisions. Eric, un descendant des branches BOHIN et SCHEIRE, biffins/chiffonniers banlieue ouest de Paris.

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