Avant-guerre, les bibliothèques sont encore héritières d'un modèle ancien. L'idée d’un libre accès aux collections est balbutiante, les collections publiques ne sont souvent que des amas désorganisés notamment issus des saisies révolutionnaires et leurs contenus relèvent d'une conception souvent traditionnelle de la bibliothèque, utilitaire et édifiante.
Cependant, plusieurs éléments amorcent déjà une remise en question de ce modèle : la masse croissante de l'imprimé (notamment de la presse) rend utopique l'idée d'une bibliothèque universelle et nécessaire, la réorganisation des modes d'accès au savoir ; les voyages aux États-Unis de bibliothécaires en rapportent des conceptions nouvelles ; les lois Jules Ferry, rendant l'instruction obligatoire, vont susciter un développement des bibliothèques scolaires dont le déploiement systématique est déjà prévu par un arrêté du 1er juin 1862 ; l’exposition universelle de 1900 où Melvil Dewey présente une « bibliothèque américaine modèle » ; le début d'une prise en charge par les pouvoirs publics, etc.
Si le modèle allemand est prégnant dans les bibliothèques d’enseignement supérieur et de recherche depuis la défaite de 1871, le modèle anglo-saxon de la free library est défendu vigoureusement dès le début du XXe siècle pour la lecture publique par Ernest Coyecque (inspecteur des bibliothèques de la ville de Paris en 1913), et par Eugène Morel, de la Bibliothèque nationale, dans son Essai sur le développement des bibliothèques publiques et de la librairie dans les deux mondes en 1908 (tome 1 et 2) et dans La Librairie publique, qu'il introduit par cette apostrophe :
Eugène Morel, La librairie publique, Paris, 1910
L’état de guerre a des répercussions directes sur la fréquentation et les services des bibliothèques. Certaines, proches du front, sont détruites : celles de Reims, Amiens, Charleville en France, de Louvain en Belgique, par exemple, ont laissé de douloureux souvenirs.
Ruines de la bibliothèque de l'université de Louvain
BnF, département Estampes et photographie, EI-13 (686)
D’autres voient leurs locaux réquisitionnés, d’autres encore sont fermées, partiellement ou totalement, par l’occupant ou faute de personnel. D’où l’afflux, dans les bibliothèques accessibles, de lecteurs qui se voient aussi privés d’autres divertissements, et dont le nombre est grossi par les réfugiés des territoires occupés et les militaires. Ce
Rapport sur L'activité de la bibliothèque nationale pendant les années 1918 à 1920 montre à quel point les services ont été désorganisés et combien il sera long d'atteindre les niveaux d'avant-guerre :
Rapport sur le fonctionnement des divers services de la Bibliothèque nationale pendant les années 1918 à 1920
Après la guerre, l'heure est donc aux bilans et à la reconstruction, notamment de bibliothèques bombardées. Mais surtout les idées nouvelles, stoppées net en 1914, refont surface.
L'influence américaine
Dès 1918, Ernest Coyecque, dans l'introduction au Catalogue de la bibliothèque du boulevard Diderot à Paris, explique « ce que doit être une bibliothèque ». Ces idées sont largement inspirées des bibliothèques d'outre-Atlantique. L'influence américaine est en effet décisive, et inaugure un renouveau de la lecture publique en France. Tout d'abord, l'American Library in Paris est fondée en 1920. Elle représente le legs à la France d'une bibliothèque de guerre mise en place en 1917 à partir de dons privés pour fournir les soldats américains. Ensuite, le Comité américain pour les régions dévastées (CARD), créé en 1917 à l’instigation d’Ann Morgan, ne limite pas ses actions à la relance de l'industrie, de l'agriculture et des services sociaux. À la demande de la population, le CARD crée une section supplémentaire, celle des bibliothèques, confiée à Jessie Carson, alors directrice de la section enfants de la bibliothèque publique de New York, et dont la mission sera de relever les bibliothèques de l'Aisne, autour de Blérancourt. La nouvelle bibliothèque de Soissons devient la vitrine du modèle américain, qui prône des établissements fondés sur des collections facilement accessibles et pensées pour le public dans un environnement accueillant, aux horaires d’ouverture adaptés, et dirigés par des professionnels. Il est reproduit à Paris dans le quartier de Belleville, rue Fessart, en 1922, dans un baraquement donné par le CARD (comme la plupart des nouvelles bibliothèques de l’Aisne).
Bibliothèque municipale, don des dames américaines, rue Fessard, Paris
BnF, département Estampes et photographie, EI-13 (2727)
D’autres bibliothèques suivront, par exemple celle des Buttes Chaumont. Ernest Coyecque, dans son article daté de 1924 L'Œuvre française d'une bibliothécaire américaine, miss Jessie Carson qui rend hommage au travail de Jessie Carson en France, et J. Carson elle-même en 1921 décrivent ces nouvelles bibliothèques qui permirent le renouveau de la lecture publique.
Revue des bibliothèques. Juillet 1927.
L'Œuvre française d'une bibliothécaire américaine, p. 263
Andrew Carnegie crée la « Dotation Carnegie pour la Paix internationale ». Comme la Sorbonne, Reims en bénéficie pour reconstruire sa bibliothèque durement bombardée. Inaugurée en 1928, elle porte le nom du philanthrope américain.
Inauguration de la Bibliothèque de Reims par Myrron Herrick et Doumergue
BnF, département Estampes et photographie, EI-13 (2831)
La classification Dewey, expérimentée pour la première fois en France dès 1911 par Eugène Morel à la bibliothèque municipale de Levallois-Perret, se répand. Pensée par l'Américain Melvil Dewey en 1876, cette classification méthodique fondée sur un système décimal est un levier important pour la mise en place de collections en libre accès : de façon pratique, elle a été conçue pour indexer mais aussi coter et ranger les documents, et faciliter par sa logique l'accès du lecteur aux livres. Morel souhaitait qu'elle soit adoptée par les bibliothèques du monde entier.
Nouvelles bibliothèques et fonds de guerre
Parmi les innovations impulsées par la conception américaine de la public library, l'une des plus importantes fut la bibliothèque pour enfants. Jessie Carson, du fait de ses fonctions à New-York, fut très attentive au développement de la lecture enfantine en France. Déjà dans les bibliothèques de l’Aisne, puis rue Fessart, une salle était dédiée aux enfants :
Bibliothèque, rue Fessart, salle enfantine, 19e [arrondt de Paris]
Ville de Paris / BHdV / Roger-Viollet
L'Heure Joyeuse, ouverte en 1924, est la première bibliothèque entièrement dédiée aux enfants en France, issue d’un modèle d’institution lui aussi américain et implanté d’abord en Belgique dès 1920.
Également née du 1er conflit mondial, la Bibliothèque et musée de la guerre (future BDIC puis La Contemporaine). Cet établissement est issu de la donation en 1917 à l’État par les époux Leblanc de leur collection de documents sur la guerre, commencée dès 1914. Elle a fait l’objet d’un catalogue raisonné, entièrement disponible sur Gallica.
D’autres bibliothèques ont eu le souci de faire œuvre de mémoire (mais aussi de défense de la cause alliée…) et ont collecté, dès les premières années de guerre, tous les documents qu’elles pouvaient réunir, se concentrant sur les documents éphémères, fragiles, et la presse. Ainsi, à Lyon, le maire Édouard Herriot impulse dès début avril 1915 la constitution d’un fonds de la guerre à la bibliothèque municipale. Ce fonds a fait lui aussi l’objet d’un catalogue, resté inachevé :
Bien que le fonds ait été laissé à l’abandon durant de nombreuses décennies (il n’a été redécouvert que dans les années 2000), Herriot affirme encore en 1924 son souci des bibliothèques à travers son admiration du système américain :
Former des professionnels
Les bibliothécaires américaines (car ce sont essentiellement des femmes) ont eu à cœur de transmettre leurs savoir-faire et, anticipant le départ du CARD de France, ouvrent en 1923, sous les auspices de l’American Library Association, une école spécialisée, qui fonctionnera jusqu'en 1929 dans les locaux de l’American Library. La revue France-États-Unis s’en fait l’écho à plusieurs reprises, par exemple lors de l’inauguration des cours de 1924 évoquant même un « idéal américain » des bibliothèques populaires, terreau de la démocratie. Cette école fit date dans l’histoire de la formation des professionnels des bibliothèques.
Bibliothèques circulantes
Le principe des bibliothèques roulantes existait depuis de nombreuses années. Elles ont permis de desservir le front pendant la guerre. Dans l’Aisne, Jessie Carson développe ce service, et 55 bibliothèques circulantes permirent de desservir les villages autour de cinq bibliothèques centrales. Bien qu’il périclita lors du retrait du CARD faute de moyens, ce service fut une expérience très appréciée, et fut, appuyé sur la conception renouvelée de lecture publique, un jalon décisif de la relance des bibliothèques mobiles dans les années 30.
Le Petit Parisien : journal quotidien du soir, 24 sept. 1933
Les bibliothèques d’Alsace-Moselle
En Alsace-Moselle, les bibliothèques étaient gérées par l’Allemagne depuis 1870 avec des fonds principalement en langue allemande. D’où, après le retour de ces territoires à la France, un sentiment d’urgence de renouveler ces fonds avec des livres en langue française. Dans les appels aux dons diffusés par la presse, se lit le rejet, toujours virulent en 1919-1920, de toute résurgence allemande dans ce domaine.
Paris-midi, 8 août 1920
Outre les fonds, la gestion et le fonctionnement de ces bibliothèques relevaient eux aussi du système allemand. Dans un article du Temps de 1919 concernant la bibliothèque de Strasbourg, on lit une description de la conception allemande du rôle des bibliothèques et des bibliothécaires :
Le Temps, 8 mai 1919
L’auteur souhaite que son fonctionnement soit maintenu. Certes, il s’agit d’une bibliothèque universitaire et nationale (adaptée de la « Landesbibliothek »), mais les idées allemandes se sont sans doute répandues dans les autres bibliothèques de la province.
Bien que ce modèle allemand ait fait l’objet de critiques et controverses par ailleurs (dans le Bulletin de l’Association des Bibliothécaires français par exemple, peut-être par esprit revanchard), notamment au sujet de son système de classement, il propose cependant, comme dans la conception américaine, une vision moderne du bibliothécaire comme spécialiste de la transmission de l’information, et de la bibliothèque comme établissement dynamique et ouvert. Vision qui infusera le renouveau de la lecture publique.
Notons par ailleurs que la presse non spécialisée relaya largement les évolutions des bibliothèques : Le Radical, Le Temps, Le Gaulois, L'intransigeant, Le Figaro, Le Journal. C'est dire si la question tenait à cœur...
Pour aller plus loin
Barnett, Graham Keith, Histoire des bibliothèques publiques en France de la Révolution à 1939, Paris, Editions du Cercle de la Librairie, 1987
Bertrand, Anne-Marie, Bibliothèque publique et public library : essai de généalogie comparée, Villeurbanne : Presses de l'ENSSIB, 2010
Poulain, Martine (dir.), Histoire des bibliothèques françaises. [IV], Les bibliothèques au XXe siècle, 1914-1990. Paris, Editions du Cercle de la Librairie, 1992
Histoire des bibliothèques: état de la recherche, (2017) bibliographie en lien avec les Ateliers du livre de la BnF
La Création de l’Heure Joyeuse et la généralisation d’une belle utopie par Viviane Ezratty et Hélène Valotteau, BBF, 2012
Le "Gallica vous conseille" consacré au thème des bibliothèques
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