Tout à coup surgit sur le court une fillette capricante et imprévue ; d'une robe-bébé sort un corps souple de petit faune ; des boucles brunes qu'un velours bleu empêche de retomber sur les yeux s'agitent en houle : la jupe qui s'arrête au-dessus du genou rond et bien attaché découvre des jambes nerveuses à souhait. Cette enfant semble jouer avec les balles comme une jongleuse ; elle se multiplie comme un Protée insaisissable ; ses « services » sont fougueux, ses « défenses » déconcertantes. Dans les tribunes une rumeur passe : un nom vole sur les lèvres : Suzanne Lenglen.
Championnats du Monde de Tennis : Mlle Lenglen jouant / Agence Meurisse, 1914
C’est ainsi que, dans un reportage-interview de quatre pages titré « Dans l’intimité de la championne » et publié par le magazine Femina, Jean Laporte décrit la jeune Suzanne Lenglen, sacrée championne du monde sur terre battue à Saint-Cloud le 9 juin 1914, à seulement 15 ans. Le journaliste y relate une journée passée auprès du petit prodige du tennis « at home » et reproduit ses échanges avec la jeune Suzanne au lendemain de son grand succès :
« - Heureuse ? -Oh ! Oui, c’est la première fois qu’une gosse de mon âge gagne une telle victoire ; toutes les joueuses de tennis sont des jeunes filles ou des femmes ; c’est pas commode de leur être supérieure, elles ont la taille, la force, et ça fait beaucoup… »
Ce sacre a de quoi dissiper les craintes que la petite championne de Picardie confiait au
Figaro quelques mois plus tôt, au tournoi de la Côte d’Azur ; alors qu’elle était encore inconnue du grand public :
« Mes impressions pour le Matin ? En ai-je seulement, des impressions ? Ma première est l’étonnement en voyant que l’on éprouve pour moi quelque estime devant mes récents succès qui ne doivent leur valeur qu’à ma jeunesse. Ma seconde, et la plus vive, est la crainte de ne pouvoir justifier longtemps cette estime, car que ferais-je, pauvre petite fille devant les grandes championnes que je dois maintenant affronter, si je veux me perfectionner dans le sport si difficile du tennis ? (Le Matin, 26 janvier 1914, p. 5/8) »
La jeune fille était alors loin d’imaginer qu’elle marquerait irrévocablement le tennis international et deviendrait la plus grande championne de tous les temps. Pourtant, dès le reportage de Jean Laporte, s’ébauche en contrepoint du portrait d’une enfant modeste et insouciante, le mythe médiatique de « la danseuse des courts » surdouée et précoce, que l’on peut voir « dans la même journée se donner à tous les sports : tennis, bateau, golf, saut à la corde, bicyclette, âne, saut d’obstacles, échasses, diabolo, natation et cheval ».
Couverture de Femina, 1 juillet 1914
Reportage-Interview de Jean Laporte pour Femina, 1 juillet 1914
Une carrière hors-norme
La carrière de Suzanne Lenglen est faite de triomphes : avec 241 titres et plus de 98% de victoires, la championne domine largement le tennis des années 1920 et s’impose aussi bien sur les courts que sur la scène médiatique. Après sa victoire à Saint-Cloud, celle qui sera bientôt surnommée « la Divine » et acclamée par l’ensemble de la presse remporte pour la première fois le tournoi de Wimbledon en 1919 face à l’expérimentée Dorothy Lambert Chambers. Pourtant, cette victoire a bien failli échapper à Suzanne Lenglen qui, dominée par la joueuse britannique, a dû avoir recours à un remontant, comme elle le raconte dans un article intitulé « Mon match le plus émouvant » :
Je fus obligée, ce que je ne fais jamais, de recourir à des réconfortants qui me fouettaient un instant, mais m’affaiblissaient davantage un moment après. Je reprenais alors du breuvage… et comme c’était du cognac ! Mais il serait injuste de ma part de lui adresser des reproches puisque c’est grâce à lui que je me soutins. Ce match fut le plus dur de ma vie.
Les Annales politiques et littéraires : revue populaire paraissant le dimanche, 07 mars 1926
Melle Lenglen championne du monde de tennis photographiée après sa victoire [à Londres] / Agence Rol, 1919
C’est cette victoire difficilement arrachée qui révèle véritablement la championne française. Iconisée, elle est érigée au rang de mythe et comparée à une amazone moderne et impétueuse : « Tout est prêt pour l’entrée de la grande vedette. La voici près de la petite porte, et sur sa raquette, elle berce comme un fétiche un petit chien carlin. Aucun orchestre. Mais le silence la salue quand elle pénètre à grands pas décidés comme la panthère entre les grillages. Elle est à la fois le félin et la chasseresse. […] Avec son nez fort, son visage hâlé sous cette courte toison noire, on dirait un jeune guerrier des Pharaons, ou l'archer babylonien marchant devant le char d’Assurbanipal vainqueur. Sa main balance comme un éventail de plumes la raquette aux cordes de boyau plus tendues que celles de la lyre. » (La République française, 29 août 1923)
En février 1926, le match que dispute Suzanne Lenglen contre la triple championne des États-Unis
Helen Wills achève la starification de la vedette française. Qualifiée de « match du siècle », la rencontre, attire plus de 3000 spectateurs et fait la Une des journaux. Quelques mois plus tard, à Wimbledon, mécontente de l’attitude des organisateurs et de la programmation, la championne fait de nouveau parler d’elle en refusant de jouer les rencontres auxquelles elle devait prendre part. Ce refus, jugé sévèrement par le public et la presse anglaise, précipitera la fin de la carrière amateur de Suzanne Lenglen qui se décide à devenir professionnelle.
Excelsior, 18 février 1926
Le Petit Parisien, 17 février 1926
Excelsior, 24 juin 1926
Une professionnelle aux multiples casquettes
Alors que pendant la Belle Époque les femmes pratiquent peu le sport, accusé de contrevenir à l’élégance, les Années Folles marquent l’institutionnalisation et la médiatisation de l’activité sportive féminine, notamment grâce à la création de la fédération sportive féminine et au militantisme de figures telles que Alice Millat. Pourtant, lorsqu’il s’agit de sport de haut niveau,
Philippe Tétart remarque que la presse peine encore, jusqu’en 1922-1923, à féminiser le statut de « champion » décrivant ainsi Suzanne Lenglen comme « un champion », « lady champion », ou encore, comme le « champion féminin »
Le Matin, 10 février 1925
La professionnalisation de Suzanne Lenglen qui s’accompagne d’une grande tournée aux États-Unis, est donc un événement médiatique de premier plan qui confirme le statut exceptionnel de la championne. Dans une série d’articles publiés dans la presse anglaise et reproduits par
Le Petit Parisien, la joueuse justifie son choix :
C’est très joli de parler des gens qui jouent au tennis par amour du jeu, mais je ne vois pas pourquoi on aimerait moins le tennis si on en tire honnêtement un peu d'argent. L'art pour l'art, dit-on. Mais quels sont les artistes auxquels on dénie la récompense de leur art ?
Le Petit Parisien, 5 septembre 1926
Outre ce statut nouveau de sportive professionnelle, Suzanne Lenglen compte plusieurs cordes à son arc. En effet, comme le remarque le journaliste dans le chapô de cet article, la tenniswoman « manie aussi bien la plume que la raquette », ce qui lui permet de se faire l’analyste du tennis français dans plusieurs articles de presse, mais aussi – et il s’agit d’un fait peu connu sur la sportive - de signer en 1925 un roman intitulé The Love Game, publié aux éditions Harrap. Elle s’illustre également par sa posture de mannequin qu’elle cultive aussi bien sur les courts que dans les soirées mondaines.
Paris-Soir, 5 janvier 1926
Jupe plissé et bandeau épais
Dès 1921, Suzanne Lenglen se démarque en demandant au couturier Jean Patou de lui confectionner une tenue : en plus d’une jupe plissée lui arrivant juste au-dessus du genou, elle portera désormais un polo sans manche et un turban de tulle sur ses cheveux. Cette audace vestimentaire lui vaut de nombreuses critiques de la part de la presse anglaise - indisposée par la vue des jarretières bouffantes qui apparaissent lorsque sa jupe se soulève - mais également une certaine admiration : « Tous les jours, elle change de toilette de ville, qu’elle porte à ravir, et naturellement aussi de costume de sport. Bien sûr, si elle dispute au cours d’un même après-midi plusieurs parties [...], elle a la coquetterie de changer chaque fois de bandeau et d’écharpe, voire de fleurs qui ornent la boutonnière de son manteau. À ce titre déjà, elle mérite et retient l’attention. » (L’Illustration, 19 juin 1926)
Les Modes, 1er janvier 1927
Habillée par Patou qui en fait l’une de ses égéries, Suzanne Lenglen incarne la femme libre et indépendante. Ni épouse, ni mère, elle démontre que la pratique sportive peut jouer un rôle important dans l’émancipation des femmes et la libération des corps. Si elle succombe à 39 ans d’une leucémie, la mémoire de la championne - nommée chevalier de la Légion d’honneur à titre posthume pour ses services rendus à la cause sportive – perdure. Monument du tennis français, la Divine trône désormais à Roland Garros, devant le court rebaptisé de son nom.
L'Œuvre, 5 juillet 1938
Championnat de France de tennis au Racing : Melle Lenglen en action / Agence Meurisse, 1920
Pour aller plus loin :
Giani CLERICI, Suzanne Lenglen. La Divine (Divina. Suzanne Lenglen, la più grande tennista del mondo), traduit de l’italien par Lise Chapuis, Éditions Viviane Hamy, 386 p., 2021.
Thomas BAUER, La Sportive dans la littérature française des Années folles, Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 2020.
Philippe TÉTART, "La championne ou la difficile adoption d’une « femme nouvelle » (1838-1914)", In Hommes nouveaux et femmes nouvelles : De l'Antiquité au XXe siècle, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2015.
Billet rédigé dans le cadre du Forum Génération Egalité.
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Commentaires
un très intéressant billet
un très intéressant billet
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