Rodin : Portrait d'une œuvre de caractère
En hommage à ce génie de la sculpture, mort il y a tout juste 100 ans le 17 novembre 1917, nous voulons saluer par ce billet la persévérance d’un homme face à l’adversité, persuadé de son destin d’artiste et affirmant sa foi dans la puissance de son œuvre.
L’homme serait-il pétri dans une argile autre que le commun des mortels ?
Le nom de Rodin signifie la sculpture comme celui de Picasso signifie la peinture. Par une étrange alchimie, l’homme et la matière se rejoignent et se confondent pour ne former qu’une seule entité. Il n’est pas faux de dire que Rodin « a pris les choses en main » pour donner forme à son art et lui offrir un écrin en faisant don de ses œuvres et collections d’antiques à l’Etat : le Musée Rodin sis à l'Hôtel Biron.
À 60 ans, lorsqu’il organise à ses frais l’Exposition de l’Alma, Rodin veut s’assurer que son œuvre sera en adéquation avec l’espace, pour lui donner, en quelque sorte, sa juste place. Afin de garder à jamais l’instant, il reconstituera le pavillon de l’Alma dans sa propriété de Meudon. On connaît le retentissement que cette exposition aura sur le plan international. Pas moins de 600 articles, conservés aux archives du Musée Rodin paraissent dans le presse entre 1899 et 1901 ; La Plume consacre plusieurs numéros spéciaux à Rodin signés par : Mirbeau, Roger Marx, Fontainas, Geffroy, René Berthelot, Ivanhoé Rambosson, Léon Riotor, André Veidaux … Des articles paraissent dans L’Art et le beau (supplément illustré), La Revue illustrée (1899), 1900, La Presse, Gil Blas, L'Echo de Paris … et la veine politique de gauche discerne dans son œuvre une dimension sociale.
Illustration de la page de couverture du Journal des internés français, 3 mars 1918 (à gauche, le pavillon de l’Alma)
Faut-il chercher dans ses origines modestes, évoquées par les biographes de son temps telle Judith Cladel, cette tendance à ne rien laisser au hasard pour atteindre à une reconnaissance qui le fuit sans cesse et cette volonté de s’élever hors de sa condition, au risque de se perdre dans un monde qui n’est pas le sien ? Il passera toute sa vie avec Rose Beuret, son égale par ses origines.
Toute la force de ce caractère déterminé et solitaire peut se lire à travers le très beau portrait réalisé à la pointe sèche par Alphonse Legros : acuité concentrée du regard clair, brusque vertige du nez grec, réflexion secrète prise au fouillis d’une barbe méditative qui n’est pas sans évoquer ce trait satirique l’affublant du surnom de « bouc sacré », comme réponse à une virilité enviée, productrice d’une expression artistique singulière et déroutante, oscillant entre vitalité sensuelle et douleur retenue.
« De même que les Orientaux ont composé le panthéon de la vie divinisée des animaux, Rodin a composé plastiquement une interminable galerie des forces élémentaires de l’homme, des révélations essentielles et infinies de l’âme humaine » écrit ainsi Valentine de Saint-Point.
En 1900, la réputation de Rodin n’est plus à faire, les commandes se multiplient ; depuis 20 ans, installé dans le grand atelier du Dépôt des marbres qu’il gardera jusqu’à sa mort, assisté d’une cinquantaine de praticiens, il commence une intense période de travail. La créativité du sculpteur est sans limite, Rodin travaille plus de 14 heures par jour.
Sa présence requise dans les salons littéraires et artistiques, la critique d’art impatiente de se mettre à son service et de le défendre (Octave Mirbeau, dont l’amitié avec Rodin est telle que certains journalistes écrivent que Mirbeau a « inventé Rodin comme Zola avait inventé Manet » ou encore Félicien Champsaur, Gustave Geffroy, Emile Bergerat, Edmond Bazire, plus connu sous le pseudonyme d’Edmond Jacques dans l’Intransigeant), les honneurs et décorations reçues témoignent d’une notoriété certaine. Nommé Chevalier de la légion d’honneur le 5 janvier 1888, puis Grand Officier en 1910, entre autres gratifications, il accède à la présidence de la Société nationale des Beaux-arts en 1908.
En 1893, date de sa rupture avec Camille Claudel, sa passion et son égale dans le génie, il loue puis achète en 1895 la Villa des Brillants à Meudon, emploie comme praticien Antoine Bourdelle ; du 15 septembre 1905 au 12 mai 1906, Rilke devint son secrétaire, le plus célèbre parmi tant d’autres.
J’ai eu jusqu’à 50 ans toutes les ennuis de la pauvreté.
Mais cette notoriété fut longue à conquérir et Rodin, confronté à la caricature plus ou moins féroce, se débat avec son image : « L’avènement de Rodin dans la charge correspond à une mentalité contemporaine de la presse, de l’image et de l’opinion publique, cherchant à favoriser une distance par rapport au sculpteur et à son œuvre, foncièrement marginale » (Bertrand Tillier, Recherches contemporaines, n° spécial Image satirique, 1998).
Dans l’œuvre de Rodin (voir aussi le numéro spécial Rodin de L'Art et les artistes : revue mensuelle d'art ancien et moderne, avril 1914), des sculptures aujourd’hui devenues emblématiques furent souvent incomprises par ses contemporains et converties en objets de moquerie, de polémique et de scandale, comme le raconte Paul Gsell dans son introduction sur Auguste Rodin (La Revue de Paris, janvier 1918). « La contradiction qui existe entre l'homme et l'artiste » que dépeint Flax (Henri Coudon) dans un article aussi sévère qu’admiratif, mérite d’être révisée à l’égard d’un homme profondément blessé par ses détracteurs : les virulents Gabriel Boissy dans La Chronique des livres et L’idée libre, Alphonse de Calonne par H. Thurat, Théodore Massiac ou encore Philippe Gille. Il est aussi un artiste démuni face à ses défenseurs, partagé entre gratitude et embarras, confronté à une littérature qui tend à dénaturer la vérité de son œuvre.
Dans la trame d’une vie semée d’embuches, d’échecs répétés et de scandales, le sculpteur affirme une ambition créatrice qui finira par imposer sa vision singulière et sa force d’expression et qu’il transformera en autant d’expériences et de réussites.
À 14 ans, Rodin, affecté d’une forte myopie, lit et écrit avec difficulté et sait à peine compter. Affirmant sa volonté artistique, il s’oppose à son père qui accepte de l’inscrire à l’École impériale dite « La Petite École », formant aux métiers d’art. Ce premier défi lié à ses échecs scolaires le poussera vers une formation d’autodidacte nourrie de lectures classiques et à écrire ses pensées et réflexions. Cela lui vaudra, dans une certaine mesure, d’être consulté comme théoricien de la sculpture et de l’art : le livre Les cathédrales de France par A. Rodin est publié. Judith Cladel l'interroge sur l’art dans « Auguste Rodin pris sur la vie ».
Même si l’accès à l’École des beaux-arts lui est fermé (il est recalé, par trois fois, à l’épreuve de sculpture), Rodin a appris à « La Petite École » à se familiariser avec toutes les facettes des métiers d’art, qui font appel à la mémoire visuelle, à l’observation, aux sens des grandes lignes et de la nature. Affranchi des normes académiques, revendiquant le droit de l’artiste à être le seul décideur, il a acquis une liberté d’expression enfantant une œuvre qui détient les germes de la modernité.
Pour en savoir plus, vous pouvez consulter la bibliographie en ligne : Rodin et la sculpture française du XIXe siècle.
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