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La lecture de divertissement à la Bibliothèque nationale au XIXe siècle

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17 septembre 2019

« Ni cabinet de lecture, ni kiosque à journaux », telle pourrait être la devise de la Bibliothèque nationale au XIXe siècle. Institution savante, désireuse de ne pas sombrer dans ces deux grands écueils, elle exerce une certaine censure sur les ouvrages communiqués aux lecteurs au département des imprimés, le plus fréquenté et qui reçoit le dépôt légal.

Nouveau roman de Frédéric Soulié dans tous les cabinets de lecture : [affiche] / [H. E.] 1842

Un premier règlement, établi par le ministre Guizot en 1832, stipule qu’on ne donne pas au public les ouvrages frivoles, les romans, les brochures politiques ou de circonstance, sauf autorisation spéciale. En 1854, les restrictions s’étendent aux ouvrages contraires aux bonnes mœurs, pièces de théâtre détachées, œuvres dramatiques d’auteurs vivants, romans publiés séparément, almanachs d’adresses, quotidiens français des vingt dernières années… Les publications périodiques, à une époque où règne pourtant le feuilleton, ne sont donc pas communiquées. Quant aux collections de nature pornographique, elles sont conservées dans des armoires de fer cadenassées et constituent « l’Enfer » de la Bibliothèque. Elles ne sont consultées que sur autorisation par des médecins désireux d’étudier les maladies de l’âme humaine. Est cité notamment l’exemple du docteur Leuret qui, pour son traité de la folie a dû lire « les horribles obscénités du marquis de Sade ».

L’année 1858 marque un tournant dans l’histoire de la Bibliothèque nationale. Le décret impérial du 14 juillet, qui fait suite aux travaux de la Commission Mérimée, réunie de janvier à mars, lance officiellement un grand programme de réformes axé sur la réorganisation intérieure et la reconstruction extérieure de la Bibliothèque. Deux salles de lecture doivent ouvrir, dans un délai de dix ans, au département des imprimés : l’une « absolument publique, ouverte à tout venant », l’autre « réservée aux travailleurs dûment autorisés ». La première, qui prendra par la suite le nom de « salle B », témoigne de la volonté de la Bibliothèque impériale de participer à son échelle au grand mouvement de création de « bibliothèques populaires » qui marque la décennie 1860. Ouverte à tous, même le dimanche, elle aura son entrée particulière au numéro 3 de la rue Colbert. La seconde est l’occasion pour l’architecte Henri Labrouste de révéler l’étendue de son talent en réalisant la magnifique salle de travail que nous pouvons admirer aujourd’hui, récemment rénovée, rue de Richelieu.
 

[Paris, Bibliothèque impériale, salle de lecture des Imprimés (à la veille de son ouverture) :
vue d'ensemble d'une travée]
[photographie] / A. Montigny 1868

Un mois avant l’inauguration de ces deux salles, en mai 1868, un nouveau règlement intérieur de la Bibliothèque est promulgué. L’administrateur Jules-Antoine Taschereau, dans une lettre à son ministère de tutelle, en commente l’article 72 qui stipule que : « Les ouvrages en livraisons ne sont communiqués au public que quand ces livraisons ont pu être réunies en un volume et reliées ». Cela signifie qu’il faut attendre parfois plusieurs années pour pouvoir consulter un journal à la Bibliothèque - le temps que tous les numéros soient parus et aient pu être reliés dans un même volume. Cependant : « Sont exceptés de cette disposition les ouvrages périodiques d’un intérêt scientifique, français ou en langue étrangère, qui pourront être communiqués en livraison ». Cet article 72 souligne donc, une nouvelle fois, le caractère savant de la Bibliothèque nationale,  haut lieu d’érudition et de travail. Taschereau ajoute :
 
« Nous avons la confiance qu’en bornant la communication aux seuls recueils scientifiques nous nous sommes trouvés d’accord avec vos intentions, M. le Ministre, et que, comme nous, vous verrez un très grave inconvénient à ce que la Bibliothèque impériale, en communiquant au moment même de leur publication La Revue des Deux-Mondes et Le Charivari fût transformée non pas seulement en cabinet de lecture mais en kiosque à journaux ».

Le règlement de 1868 est unique, c’est-à-dire qu’il s’applique aux deux salles de lecture du département des imprimés : la « réservée » comme la « publique ». Cette dernière salle, fidèle à son projet de bibliothèque populaire, est surtout destinée « à l’ouvrier, à l’artisan désireux d’approfondir les connaissances de son métier » et « au curieux désireux de s’instruire ». Les lecteurs y trouvent donc des manuels juridiques et historiques permettant d’accéder à une première base de connaissances, indispensable à la vie en société et à l’expression de la citoyenneté ; puis des classiques de la littérature française, œuvres de Molière, Corneille ou Voltaire, qui participent d’une certaine culture commune ; enfin, des ouvrages techniques qui offrent aux travailleurs la possibilité d’approfondir leurs savoirs professionnels. Sur les rayonnages de la salle B, les lecteurs peuvent ainsi trouver, par exemple :
 
Lexique comparé de la langue de Molière
Traité des ponts métalliques
Dictionnaire du mobilier français
Traité d’électricité et de magnétisme
Œuvres complètes de J. Racine et de P. Corneille

 

Dans ce contexte de lecture « utilitaire », pour reprendre l’expression de l’historien Noë Richter, quelle place occupe la lecture de loisirs dans la salle publique ? « Aucune », semble répondre le règlement et les différentes listes d’acquisitions qui ne mentionnent pour la littérature française que les œuvres des auteurs classiques. La situation semble cependant s’assouplir au cours de la période suivante, sous la Troisième République. Une lettre de l’administrateur Taschereau, datée de 1872, nous informe que, dans la salle publique sont placés des « romans en assez grand nombre, mais ces romans choisis sont les meilleurs d’Alexandre Dumas et de Madame Sand, dans son beau temps »… S’agit-il par exemple de Salvator, suite et fins des mohicans de Paris de Dumas ? Des Romans champêtres de George Sand ?

Les titres ne sont malheureusement pas cités mais cette lettre demeure bien le seul moment où se trouve explicitement abordée, dans la correspondance de Jules-Antoine Taschereau, la question du roman. Ses dires prouvent qu’en 1872 ce genre est communiqué dans la « salle B ». Il est assez probable qu’il s’agisse d’une décision récente, consécutive au changement de régime et à l’approfondissement de la réflexion en matière de bibliothéconomie populaire. A partir de la Troisième République, en effet, les documents officiels emploient de plus en plus le terme « populaire » pour parler du statut et du lectorat de la salle B, ce qui n’était pas le cas auparavant (où le terme moins significatif pour l’époque, de « publique » était surtout utilisé).
 
C’est également sous la Troisième République que l’interdiction de communiquer des périodiques autrement que reliés en volumes semble s’atténuer. La salle publique possède dans son premier vestibule d’entrée une table où sont placés journaux et revues récents, en libre consultation. Cette mesure, que vante un journaliste en 1881, suscite l’envie de bien des lecteurs de la salle réservée qui doivent toujours attendre que les périodiques soient reliés en volumes pour pouvoir les consulter.

Dans le même temps, la présence du roman tend à s’accentuer dans la salle publique, comme le prouve le seul Supplément au Catalogue de la salle publique, 1887-1894 (publié en 1895) que nous possédons.
Parmi les listes de titres figurent enfin les œuvres complètes de Balzac, Baudelaire, Musset (avec presqu’autant de titres référencés pour Alfred que pour son frère Paul)… Cependant, Zola n’est par exemple cité que pour deux ouvrages : Documents littéraires (1881) et Une Campagne (1882)… Maupassant n’est mentionné que pour le portrait qu’il fait de Zola dans ses Célébrités contemporaines… Le théâtre complet de Labiche figure mais rien n’est cité pour Feydeau… La fiabilité de ces résultats reste cependant médiocre puisqu’il s’agit d’un Supplément au catalogue, forcément partiel, et non du catalogue lui-même…
 
Si la Bibliothèque nationale a décidé d’étoffer ainsi son offre de romans et d’ouvrages littéraires, c’est parce qu’elle s’est rapidement rendue compte que la salle publique de lecture ne parvenait pas à attirer son public d’ouvriers et d’artisans « désireux d’approfondir les connaissances de leur métier ». Les lecteurs qui fréquentent la salle, notamment le dimanche, consultent surtout des ouvrages littéraires (de la section « Belles-lettres »). Peu à peu, ce sont les étudiants qui envahissent cette salle, à une époque où le manque de bibliothèques universitaires se fait cruellement sentir. Dès 1912, le bien-fondé de la présence de cette salle publique au sein de la très érudite Bibliothèque nationale est contesté. Ces remarques entraîneront définitivement sa fermeture en 1935.
 
Pour en savoir plus :
 
Cf. Eve Netchine et Edmée Strauch, « La « salle B » ou 70 ans de lecture publique à la Bibliothèque nationale », dans Mélanges autour des livres imprimés et périodiques, Paris, BnF, 1998.
 
Cf. Marie Galvez, « Histoire de la « salle B » ou salle publique de lecture « ouverte à tout venant » à la Bibliothèque nationale (1868-1905) », dans Des bibliothèques populaires à la lecture publique, sous la direction d’Agnès Sandras, Villeurbanne, Presses de l’enssib, 2014.
 
 
 
 

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