Des lieux rêvés sous les Tropiques
La Caraïbe, l’Amazonie et le plateau des Guyanes forment un espace géographique saturé de rêves qui, pour certains, ont viré aux cauchemars les plus tragiques. Manioc, bibliothèque numérique et partenaire de Gallica, vous propose un tour d’horizon de ces utopies et dystopies.
Avant Colomb : l’île fantôme d’Antillia
Au Moyen Âge, l’imaginaire des cartographes se déployait sur les espaces vierges de toute exploration géographique. Ainsi est née l’île légendaire d’Antillia (également orthographiée Antilia), qui a par la suite donnée leur nom aux Antilles. Elle était supposée se trouver à l’ouest des Açores sur le tropique du Cancer pour se confondre avec l’île des Sept Cités – comme l’atteste le globe de Martin Berhaim de 1492 qui la situe entre Madère et Zipangu (le Japon de Marco Polo). Ce n’est toutefois pas la première mention de l’île fantôme d’Antillia, qui figure déjà sur l’atlas d’Andrea Bianco (1436) avec une forme bien différente, si caractéristique que certains y ont vu la forme de Porto Rico, alimentant ainsi une des nombreuses théories de la découverte précolombienne des Amériques.
La légende, quant à elle, fait remonter les origines d’Antillia, ou île des Sept Cités, à l’invasion arabe de la péninsule ibérique. Sept prélats catholiques se seraient alors enfuis vers une île au large de l’Atlantique, chargés de riches trésors. En ce lieu auraient été fondées sept cités, qui portaient déjà en elles toute une dimension utopique : des villes prospères et opulentes, exemptes de pauvreté et d'injustice, où règne la concorde civile permettant à leurs citoyens de cultiver le bonheur. On tient là un exemple illustre de ce que le christianisme primitif a pu produire : le désir d’un retour à la condition primordiale du Paradis, l’état de grâce dans lequel vivait l’homme avant la Chute. Cette tradition restera vivace dans la péninsule ibérique jusqu’à la période des grandes explorations, et sera en partie responsable de sa déclinaison vers les Cités d’or, situées dans les déserts arides du sud de l’Amérique du Nord, et de l’Eldorado, localisé pour sa part en Amazonie. Antillia apparaît encore sur les cartes près d’un siècle après les voyages de Colomb et sa mémoire ne subsiste aujourd’hui qu’à travers la topographie actuelle :
Suivant certains auteurs, les 360 îles ou îlots qui composent [l'archipel des Antilles], sont les débris d'un continent, morcelés par les irruptions de la mer qui les travaille en dehors, et par l'action du feu qui les mine au dedans. D'après les anciens auteurs, il paraîtrait que leur nom vient d'une terre chimérique, nommée l'île d'Antilia, et qui figure sur d'anciennes cartes à 200 l. à l'ouest des Canaries et des Açores. Des auteurs modernes disent qu'on leur donna le nom d'Ant-Îles (Ante Insulæ), qu'on écrit maintenant Antilles, pour désigner leur position en avant du Nouveau-Monde.
Abel Hugo, France pittoresque, 1835, p. 289.
Le mythe de l’Eldorado
Les navigateurs et conquistadors n’ont eu de cesse de devoir repousser la position d’Antillia vers l’ouest à mesure que l’Atlantique s’ouvrait à eux. Mais, perclus de cet imaginaire paradisiaque aux richesses exubérantes, ils continuaient à alimenter l’existence d’un tel lieu, en le situant sur le continent cette fois. Avides du précieux métal et déçus des réserves largement surestimées en or des restes encore fumants de l’empire inca, les Espagnols élaborèrent le mythe complexe de l’Eldorado sur des brides d’informations décousues et de vagues témoignages isolés. Le reste de la famille royale des Incas aurait fui vers l’est après la conquête de Pizarro pour s’enfoncer dans l’épaisse jungle se situant sur les contreforts des Andes, entre Amazone et Orénoque. Les conquistadors inventèrent alors une civilisation indolente et prospère où hommes et femmes étaient revêtus d’or, foulant des rues pavées d’or et évoluant au sein d’admirables édifices tous recouverts d’or. Pour un peu, les conquistadors auraient pu prétendre qu’ils se rafraîchissaient d’or fondu et se repaissaient d’aliments dorés que toute l’Espagne les aurait crus ! En effet, les descriptions ne furent jamais remises en cause. Bien au contraire, elles étaient acceptées telles quelles, alors même que les colporteurs de ces descriptions n’ont jamais pu rapporter une seule preuve tangible de leurs expéditions, pas plus qu’ils ne pouvaient situer la mythique cité sur une carte.
L’on remarque que les Espagnols se comportèrent comme avec l’île fantôme, en repoussant la localisation de l’Eldorado au fur et à mesure que les explorations avançaient. Ils débarrassèrent également le lieu de toute connotation socio-politique d’un Eden terrestre au profit du seul lucre. Comme le montre la carte de Pierre Duval qui situe la ville au bord du lac Parimé, tout aussi légendaire, ce mythe traversera toute l’époque moderne jusqu’au XIXe siècle lorsque les relevés cartographiques de la zone amazonienne s’achevèrent sans avoir localisé Eldorado, mais au même moment où débute l’orpaillage en Guyane française.
L’expérience jésuite des missions
Les missions jésuites (aussi appelée réductions), aujourd’hui inscrites au patrimoine mondial de l’humanité de l’Unesco, constituent un cas bien réel de ces lieux fantasmés par le Vieux Monde sur le Nouveau. En Amérique du Sud, les membres de la Compagnie de Jésus dénonçaient l’esclavagisme et, pour préserver – et mieux évangéliser – les populations amérindiennes des expropriations et massacres dont elles étaient victimes, ils mirent en pratique sur une vaste échelle les "cités idéales" imaginées par les philosophes humanistes européens du XVIe siècle. Toutefois, dans l’Amérique française, les Jésuites restèrent plus conformistes et ne remirent pas aussi directement en cause le fonctionnement colonial. Certains pères allèrent même jusqu’à se détourner de toute préoccupation religieuse pour embrasser une carrière mercantile lucrative, à l’image du père Lavalette qui acheta en 1748 une vaste propriété dans le sud de la Dominique qu’il fit mettre en valeur par 500 esclaves achetés à bon prix à La Barbade.
Le site de Loyola, découvert en 1988 au sud de Cayenne, est une habitation jésuite de type coloniale qui illustre l’abandon des pères à promouvoir en Guyane un modèle proche des réductions. Au milieu du XVIIIe siècle, les Jésuites étaient les véritables maîtres de la Guyane, appuyés par deux ressources qui faisaient défaut aux autres habitants : de solides capitaux et une expérience aiguisée du monde colonial. Ce lieu est caractéristique de l’empreinte ambiguë des pères jésuites dans l’histoire de la colonisation et de l’esclavage.
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Pour aller plus loin...
- Jean-Antoine Letronne, "Examen critique de l’Histoire de la Géographie du Nouveau Continent, et des progrès de l’Astronomie nautique dans les XVe et XVIe siècles, par Alexandre de Humboldt", in Le Journal des sçavans, Paris : Jean Cusson, 1837, p. 621-623.
- R. Nepfer, La Guyane, [s. l.], [s. d.].
- Lodovico Antonio Muratori, Relation des missions du Paraguai, Paris : Société catholique des bons livres, 1826.
- Pierre Pelleprat, Relation des missions de P.P. de la Compagnie de Jésus dans les isles et dans la terre ferme de l'Amérique méridionale, divisée en deux parties, avec une Introduction à la langue des Galibis sauvages de la terre ferme de l'Amérique, Paris : S. et G. Cramoisy, 1655.
- Camille de Rochemontaix, Le Père Antoine Lavalette à la Martinique, d'après beaucoup de documents inédits, Paris : Librairie Alphonse Picard et fils, 1907.
- Lettres édifiantes et curieuses, écrites des missions étrangères par quelques missionnaires de la Compagnie de Jésus. XII, Recueil, Paris : chez Nicolas Le Clerc, 1717.
- Réginald Auger, Loyola : l'habitation des Jésuites en Guyane aux XVIIe et XVIIIe siècles, enregistrement vidéo, 2011.
- Yannick Le Roux, "Loyola, l’habitation des jésuites de Rémire en Guyane française", In Situ, n°20, 2013.
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