Collectionner l’Impressionnisme à l’étranger : le goût de l’aventure
Deux expositions parisiennes consacrées à des collectionneurs d’art impressionniste viennent de se terminer. L’Anglais Samuel Courtauld et le Suisse Emil Bührle ne furent toutefois pas les seuls à s’intéresser à cet art. La nouvelle esthétique picturale a trouvé un large écho auprès d’autres amateurs étrangers.
Antibes. Claude Monet. Collection Courtauld
La présentation de ces deux collectionneurs sur les cimaises de nos musées parisiens laisse apparaître deux postures contradictoires dans cette passion : l'élan désintéressé et la recherche du profit ; deux postures qui du reste, traversent toute l'histoire du goût de la collection. Samuel Courtauld se rapproche de l’idée que l’on se fait de l’«honnête homme » en créant sa collection animé par l'esprit des pionniers aptes à suivre une impulsion, « l’impulsion qui les a lancé dans des aventures toujours nouvelles dans le royaume des jouissances imaginatives » en revanche, la constitution de la collection d'Emil Bührle fait débat ; la critique remet en cause sa probité à travers l’article du Monde « Le Musée Maillol expose la collection d’Emil Bührle, amateur d’art spoliateur » (1er avril 2019) ou l'émission « Emil Bührle, marchand de canons et collectionneur d'art sans scrupules », diffusée sur France Culture le 19 avril 2019. Le Musée Maillol considère toutefois que « l’industriel fit appel en toute confiance a des marchands d’art qui lui vendirent de façon indue certaines œuvres ». Cette collection d’art, constituée de 1936 à 1956, peut servir d'exemple sur l’évolution des tendances du marché de l’art. Au cours de cette période, l’Impressionnisme a trouvé son public et ne subit plus d’opprobre. De sorte qu’aucun esprit aventureux ne préside plus à l’acquisition des œuvres qui relève désormais d’une forme de spéculation ; le temps est bien révolu où loin de correspondre à un bon placement, du fait du dédain qu’il suscite, l’Impressionnisme ne peut prétendre offrir aux amateurs qu’une richesse d’ordre purement esthétique.
L'impressionnisme dans les collections américaines
Les collectionneurs étrangers se lancent dans l’aventure de l’Impressionnisme : ils peuvent être les premiers à acquérir certaines œuvres ou rachètent des tableaux aux collectionneurs français. Parmi ce groupe d’étrangers se distingue Louisine Havemeyer, la collectionneuse américaine à laquelle le Musée d’Orsay a consacré une exposition du 20 octobre 1997 au 18 janvier 1998 : La collection Havemeyer : quand l'Amérique découvrait l'Impressionnisme.
Sous la tutelle entre autres d’Henri Focillon, la thèse de René Brimo sur L'évolution du goût aux Etats-Unis, d'après l'histoire des collections, présentée à la Faculté des lettres de l’Université de Paris en 1938, contient une analyse précise des collectionneurs américains. Elle met en évidence le rôle fondamental que joue Durand-Ruel dans la diffusion de l’Impressionnisme aux Etats-Unis.
À partir de 1983, l’exposition de Chicago qui réunit l’art de 22 nations réserve un espace à des artistes comme Sargent, Zorn et Whistler dans les collections américaines :
Parmi ceux qui firent à l'Impressionnisme une place particulière dans leur collection, on trouve George N. Tyner fervent amateur de Monet, Pissaro et Sisley, E.F. Milliken et Cyrus McComick alors que les Whittemore, influencés par Durand-Ruel et Alfred A. Pope choisissent de le collectionner de façon presque exclusive.
Quatre amateurs américains, Adolphe Lewisohn, John T. Spaulding, Chester Dale et Albert C. Barnes, conçoivent l'art impresionniste dans une perspective historique qui l'inscrit comme le mouvement précurseur de l’art moderne.
Femme à la guitare. Manet Collection Alfred A.Pope.
La remarquable collection du docteur Barnes, scrupuleusement évaluée par le marchand d’art Ambroise Vollard, ne compte pas moins de 200 Renoir et 100 Cézanne. L’amateur d’art américain considère ces deux peintres comme les pivots de la peinture contemporaine. Ouverte au public dans un but éducatif, sous condition, la fondation Barnes accueille 2500 pièces d’art. L'idée du collectionneur est de permettre aux amis et aux étudiants d'approcher les œuvres tout en conservant à l'ensemble son identité de villa privée. Les dispositions testamentaires excluent le prêt, les expositions en dehors de la villa et l'accueil des touristes. En 1992, le maintien du lieu en l’état oblige le président de la Fondation à élargir les règles de visite et à accepter le prêt des œuvres. De sorte qu’entre 1993 et 1995, 83 tableaux impressionnistes quittent la fondation pour une série d'expositions destinées à lever des fonds.
L'impressionnisme dans les collections européennes
Oscar Schmitz, né à Prague en 1861, de nationalité suisse et qui a fait fortune dans le textile, choisit la ville de Dresde pour y installer sa collection d’art. C’est à Paris en 1890 que se forme son goût pour les impressionnistes, au contact d’artistes, de collectionneurs comme le Dr Viau et de marchands (comme Durand-Ruel, indissociable de leur découverte et de leur diffusion) avec lesquels il noue des relations amicales. Il se lance alors dans des acquisitions avisées, non exemptes du désir de réaliser une bonne affaire, réunissant ainsi des œuvres moins connues ou emblématiques.
En 1908, le Suisse Fritz Meyer-Fierz, enrichi par le commerce du tabac, découvre l’œuvre de Van Gogh. En 1912, Georg Reinhart commence une collection avec Renoir, puis Cézanne, Gauguin, Degas. Oskar Reinhart, son frère, rachète en 1922 une partie de la collection impressionniste du collectionneur danois Wilhelm Hansen. Les Reinhart contribuent à la création du nouveau musée des beaux-arts à Winterthur autour d’une exposition de 196 œuvres impressionnistes et Nabi, devenant ainsi le centre le plus important de peinture française en Suisse.
L’homme d’affaires Rudolf Staechelin avec ses premiers achats en 1917 de Gauguin (Nafea Fao poipo) et Cézanne (Maison du Dr. Gachet à Auvers) enrichit le Kunstmuseum de Bâle de 40 peintures impressionnistes. En dépôt, depuis 1947, la collection est aujourd’hui dispersée.
Vue de Lavancourt. Claude Monet. Collection Oscar Schmitz
L’Impressionnisme dans les pays de l’Est
En Russie, Sergueï Chtchoukine, homme d’affaire et grand collectionneur d’art moderne, compte dans sa collection des œuvres de Monet, Les rochers à Belle-Ile, acquis en 1898, (il en possédera 13 en tout), Degas, Toulouse-Lautrec, Pissaro, Renoir puis Paul Cézanne (Mardi gras, le Fumeur de pipe accoudé, etc.) avant de se passionner pour Matisse. Du 22 octobre 2016 au 5 mars 2017, la Fondation Louis Vuitton lui a consacré une exposition Icônes de l’art moderne : la collection Chtchoukine.
À partir des années 1920, avec la place toujours plus prépondérante des impressionnistes sur le marché de l’art, l’élan philanthrope et désintéressé des premiers collectionneurs n’est plus qu’un pâle souvenir. Déjà en 1906, dans La vie parisienne du 29 décembre, le chroniqueur Friquet, au sujet d’une vente aux enchères qui inclut des Monet, fait ironiquement un bien triste constat : « Rares sont ceux, parmi les amateurs, qui aiment la peinture pour elle-même et n’y voient pas matière à opérations financières. Puisque le mot valeur est si fort en usage dans les ateliers, énonçons, si vous voulez, qu’il y a une Bourse des « valeurs ». Qui dit collectionneur, dit spéculateur ».
Pour en savoir plus
- Vous pouvez consulter, en libre-accès dans la salle F, Impressionism : paintings collected by European museums par Ann Dumas et Michael E. Shapiro (1999)
- Vous pouvez consulter le billet sur les collectionneurs français : Collectionner l’Impressionnisme : la liberté de l’honnête homme
- une bibliographie est également disponible en ligne.
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