Les carnets de Degas, pour entrer dans les arcanes de sa création artistique
Sur les trente-huit carnets laissés par Degas, vingt-neuf ont été donnés en 1920 au département des Estampes par son frère, René de Gas, en remerciement des importants travaux menés sur l’artiste par le conservateur Paul-André Lemoisne. Deux autres carnets sont conservés au Louvre, un au Metropolitan Museum de New York et les six derniers sont dans des collections privées. En 1976, un autre spécialiste de Degas, Theodore Reff, les publie, proposant une nouvelle chronologie et un appareil explicatif très riche, sous le titre The Notebooks of Edgar Degas : a catalogue of the thirty-eight notebooks in the Bibliothèque nationale and other collections.
Carnet 1, Edgar Degas, folio 55
Degas a utilisé ces carnets de 1853 à 1886. Cela représente cinq cent pages d’écriture et deux mille pages de dessins. Simples cahiers ou carnets de poche, ils fourmillent de notations diverses, triviales ou artistiques, pratiques ou poétiques, révélant l’homme et l’artiste, à condition de se laisser porter par l’ordre erratique de ce journal mêlant les sujets les plus divers sur une même page, truffé de lignes ou dessins sibyllins, laissant des pages blanches, rempli parfois dans tous les sens. L’éclectisme des centres d’intérêt est visible dans chaque carnet. On relève par exemple dans le premier carnet, successivement, des croquis de chevaux, de bataille, des scènes d’intérieur, plusieurs paysages délicatement rehaussés à l’aquarelle, un portrait du cardinal de Richelieu, le récit d’une promenade aux Haras du Pin, des esquisses de profil, des notations de peintre sur les couleurs « violet mauve clair, violet bleu, rouge rose, bleu gris… ». Ailleurs on lira des adresses d’amis, de modèles, de fournisseurs, des listes d’artistes relevées lors d’une exposition, des vers et des citations littéraires. Des notes techniques utiles à la représentation des corps apparaissent ici ou là, comme le relevé dans le premier carnet du système de proportions proposé dans L’Art de dessiner de Jean Cousin, ou encore, dans le carnet 2, des mesures précises du corps humain, « largeur des épaules, du menton au sommet de la tête… ». Degas consigne tout ce qui pourra nourrir son œuvre, les choses vues dans un voyage, une exposition, un musée comme au Louvre où il est inscrit comme copiste, ou à la Bibliothèque nationale où il consulte des monnaies grecques ou des miniatures mogholes. Lemoisne, dans un article paru dans La Gazette des Beaux-Arts au moment du don des carnets, y découvre même un Degas paysagiste que son œuvre peint ne laisse pas soupçonner. Une intense activité secrète sublimée, concrétisée, dans son œuvre artistique.
Carnet 1, Edgar Degas, folio 173
« Degas disait parfois que l’on verrait après sa mort combien il avait travaillé », rapporte Lemoisne. En effet Degas, que sa fortune personnelle met à l’abri des aléas des commandes ou des goûts du public, ne se préoccupe que de son art. Les carnets nous permettent de comprendre ses sources, de suivre ses projets. On le voit osciller entre le respect pour les maîtres et son goût pour la modernité, attitude résumée dans cette notation du huitième carnet, page 5 : « Ah ! Giotto ! laisse-moi voir Paris, et toi, Paris, laisse-moi voir Giotto ! Pour La Fille de Jephté par exemple, tableau qu’il réalisa entre 1861 et 1864, aujourd’hui conservé au Smith College Museum of Art, Northampton, Massachusetts, de nombreuses études préparatoires apparaissent au fil des carnets. Au moins dix esquisses des personnages et de la composition montrent cette lente élaboration. Les soldats sont inspirés par les œuvres de Mantegna et de Dürer. Les couleurs et effets picturaux sont nourris de l’observation de la peinture de Véronèse et de Delacroix. « Chercher l’esprit et l’amour de Mantegna avec la verve et la coloration de Véronèse », écrit-il. Les chevaux ont été maintes fois croqués, surtout après avoir admiré au Musée du Luxembourg ceux de Géricault, même s’il dit de lui dans le carnet 8 « Quel grand artiste manqué ce Géricault… ». Après tout il s’agissait d’une réflexion personnelle que Degas confiait à ses papiers intimes !
Lorsqu’il peint la vie moderne, il a déjà noté des perspectives originales, des physionomies intéressantes, mais aussi les théories en vogue de Lavater sur le sujet ou les têtes d’expression de Le Brun. Comme il le fera plus tard avec les photographies qui viendront remplacer les notes des carnets, il se constitue un matériau authentique dans la rue, au café où il engrange dessins et observations des chaises, des chapeaux, des profils de femme, des variations de la lumière. Pour la toile « Au Café Châteaudun », aujourd’hui non localisée, il nous reste plusieurs études de personnages dans le carnet 8, dont celle de la page 21, la plus aboutie, qui nous laisse ainsi une trace d’une œuvre mal connue. D’autres projets, jamais réalisés, sont confiés à ces cahiers, sur le deuil traduit par différents noirs, sur la fumée et la vapeur, sur le soir, sur la boulangerie… Pour ne pas oublier son idée, Degas écrit à la page 37 du carnet 29 « faire deux petits tableaux en pendant : le contemplateur mollement couché… contre le soldat qui passe les nuits d’hiver le long d’un fleuve… ». On ne peut citer toutes les idées originales sur l’art et sur la vie contenues dans ces précieux carnets. Merci, Degas, de nous laisser voir - l’aurait-il accepté ? - un cerveau d’artiste en constante ébullition.
Monique Moulène - Département des Estampes et de la photographie
Pour aller plus loin :
- The Notebooks of Edgar Degas : a catalogue of the thirty-eight notebooks in the Bibliothèque nationale and other collections / Theodore Reff. - Oxford : Clarendon press, 1976
- The Chronology of Degas's notebooks / by Theodore Reff . - The Burlington Magazine, December, 1965
- Les carnets de Degas au Cabinet des Estampes / P.-A. Lemoisne. - Gazette des Beaux-arts, avril 1921
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