La numérisation des gravures de Jacques Callot
Le département des Estampes et de la photographie poursuit la numérisation d’œuvres d’artistes majeurs conservés à la Réserve. Après les burins de Dürer, de Martin Schongauer, de Marcantonio Raimondi et les eaux-fortes de Jacques Bellange et Hercule Seghers, ce sont plus de 900 estampes de Jacques Callot qui sont aujourd’hui mises en ligne, grâce à l’opération de catalogage qui a précédé.
Commencé par l’abbé de Marolles au XVIIe siècle, augmenté sous la Restauration de celui que possédait Vivant Denon, peu d’œuvres de Callot sont aussi complets que celui de la BnF. Sur les 1400 pièces que compte son œuvre, les 900 plus importantes, conservées à la Réserve, ont été numérisées. Si un graveur français est resté célèbre depuis plus de 300 ans, même au-delà du cercle des amateurs d’estampes, c’est bien Jacques Callot (1592-1635), peut-être le seul nom du XVIIe siècle que le grand public connaisse aux côtés de Rembrandt. On se souviendra sans doute avoir lu ce passage des Caractères de La Bruyère dans le chapitre de la Mode, où Démocède, le collectionneur d’estampes obsédé, déclare qu’il a tout Callot, sauf une pièce, « qui n’est pas, à la vérité, de ses bons ouvrages », mais qui lui fait cruellement défaut pour achever sa collection et dont l’absence le torture. Il faut dire qu’en cette deuxième décennie du XVIIe siècle le monde de l’estampe est bouleversé par l’irruption sur la scène artistique d’un artiste qui sut à la fois révolutionner la technique de l’eau-forte et l’exploiter avec une virtuosité de la pointe incomparable, une séduisante imagination qui lui permit de traiter les sujets les plus variés avec une verve spontanée, une science unique du mouvement, un don exceptionnel de grouper les personnages, d’animer les foules, conférant à ses travaux une universalité qui ne s’est pas démodée aujourd’hui.
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Né à Nancy dans une vieille famille au service des ducs de Lorraine, il se forma au burin à Rome dans l’atelier de Philippe Thomassin, avant d’être initié à la pratique de l’eau-forte à Florence, à partir de 1612 environ, où il entre au service du grand-duc de Toscane, Cosme II de Médicis, et de la grande duchesse douairière, Christine de Lorraine, jusqu’en 1621, traduisant dans ses estampes l’engouement de la Florence du début du XVIIe siècle pour le théâtre, les fêtes et les cérémonies (La Guerre de beauté, 1616). Il se convertit définitivement à l’eau-forte.
L’innovation majeure qui libère la manière de Callot c’est l’idée, mise en œuvre vers 1617, d’employer pour vernir la plaque de cuivre qui va être attaquée par l’eau-forte non plus ce qu’on appelait le vernis mol, à base d’un mélange de cire et de bitume, qui restait toujours mou et ne permettait pas vraiment de faire des traits nets et précis, mais un vernis dur, le vernis des luthiers, à base d’huile, de lin ou de noix. Ce vernis dur autorise des traits d’une finesse encore jamais égalée, et facilite les bains et morsures successives dans l’acide, qui permettent d’étager les plans et de donner une impression de profondeur accentuée. Callot inaugure son procédé avec un chef-d’œuvre, la série des Caprices, œuvres de fantaisie, sur des thèmes variés traités avec beaucoup de pittoresque : danseurs grotesques de la commedia dell’arte, nains bossus, paysans, gentilshommes, bourgeoises, éclopés, mendiants, chevaux et cavaliers, batailles, paysages, vues et fêtes de Florence, comme dans ce Jeu de paume sur la place Santa Croce, qui s’offrent souvent comme un minuscule tableau où Callot a le don de faire évoluer tout un monde dans un espace exigu, ici dans cette place de Florence remplie d’une foule innombrable, à laquelle une grande figure surélevée au premier plan traitée en tailles parallèles sert de repoussoir. La finesse des détails des lointains argentés n’est possible que grâce aux innovations techniques dont Callot nous offre ici la magistrale démonstration.
En 1621, après la mort du duc Cosme II, Callot rentre à Nancy, où il épouse en 1623 la fille d’un riche échevin. Il y travaille pour le duc de Lorraine Charles IV et pour les ordres religieux. Il publie des séries de planches très populaires, qui pour certaines ont dû être commencées à Florence, où il avait déjà diffusé la série des grotesques et difformes Gobbi. Se succèdent La Noblesse lorraine, série de grandes figures féminines et masculines élégamment vêtues ; Les Gueux, 25 planches de figures de mendiants à la puissance d’expression remarquable, parmi les plus populaires, les plus souvent copiées et imitées de l’œuvre de Callot, qui influenceront nombre de création dans le domaine de la gravure, de la peinture, du dessin et des arts décoratifs ; Les Bohémiens, suite de 4 pièces oblongues, encore une des plus populaires de Callot où les amateurs ont tout de suite admiré la beauté des compositions en frise, le pittoresque des costumes, le caractère de chaque figure, la perfection technique ; enfin la série peut-être la plus fameuse de Callot : Les Grandes Misères de la guerre. On a longtemps associé ce thème des cruautés de la guerre aux exactions commises pendant la guerre de Trente ans (1618-1648), ou une protestation de Callot contre l’invasion de la Lorraine par les troupes de Louis XIII l’année de la publication de ces planches en 1633. Mais au XVIIe siècle cette série était appelé « La vie du soldat », et effectivement à travers les 17 planches qui se succèdent en séquences narratives, on voit la vie des soldats depuis leur enrôlement jusqu’à leur récompense pour leur victoire par leurs supérieurs. On voit aussi des planches où les soldats se livrent à des vols, des destructions, viols et meurtres, ils sont alors punis par leurs commandants, ou attaqués par des civils qui savent se faire justice. Cette série viserait donc plutôt à montrer le rôle des armées dans le maintien de l’ordre public en période troublée, mais avec un incomparable sens de l’animation et de la dramatisation, qui tout en étant un témoignage essentiel des troubles d’une époque, atteint une portée universelle.
À partir de 1625 ou 1626 son terrain d’action s’élargit aux Pays-Bas, grâce à la commande du Siège de Bréda par les troupes espagnoles en 1625, par l’archiduchesse Isabelle, gouvernante des Pays-Bas espagnols ; puis à la France, à l’occasion des Sièges de l’île de Ré et de La Rochelle, commandés par Louis XIII après la victoire des troupes royales dirigées par Richelieu sur les insurgés protestants aidés par les Anglais en 1628. Dans cette immense gravure de planche 146 x 166 cm, Callot rassemble en une seule grande scène à l’illusionnisme visuel étonnant ce qui en réalité s’est passé en plusieurs batailles. Malgré les différends politiques, les guerres, le siège et l’occupation de Nancy par les troupes françaises en 1633, Callot se rend fréquemment à Paris où la plupart de ses œuvres sont éditées à partir de 1630 environ par son compatriote Israël Henriet. Il y grave une Vue du Pont-Neuf et une Vue du Louvre très pittoresques, dessinées lors d’un passage à Paris, qui rappellent que Callot pratiqua aussi la gravure de paysage, notamment des suites dans le goût italien et des sites lorrains. La vue du Louvre représente une joute nautique au premier plan, on repère les jouteurs à l’avant des bateaux aux mats desquels flottent des oriflammes aux fleurs de lys. En face du Louvre on reconnaît à gauche, à côté de vieilles maisons la tour de Nesle.
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Une des compositions les plus originales de Callot reste La Tentation de saint Antoine, d’autant plus intéressante que l’artiste va en concevoir deux versions successives à près de vingt ans d’écart, qui sont à la fois stylistiquement et techniquement différentes : lors de la conception de la 1re plaque Callot était encore tributaire de la technique du vernis mol, alors que pour la seconde plaque il bénéficiait de toutes les avancées de la technique du vernis dur. Dans la première version (voir ci-dessus), généralement datée de 1616-1617, le premier des ermites de la tradition chrétienne, retiré dans le désert égyptien où il est soumis à diverses tentations mondaines et assailli par une horde de démons est perdu (en haut vers la droite) dans une composition foisonnante et grandiose, qui tourne au spectacle burlesque, plein de cocasserie fantastique, avec de personnages qui boivent, se goinfrent, défèquent partout, déployant un sens de la vie qui n’appartient qu’à Callot. En fait, Callot ne tira que très peu d’épreuves de cette première planche. Elle est rarissime et la BnF en possède une épreuve exceptionnelle car elle est retouchée de quelques coups de pinceaux d’un lavis assez léger qui viennent ombrer le fond du papier et adoucir les oppositions. Elles sont de toute évidence de la main même de Callot. L’artiste n’aurait pas été satisfait de son travail et c’est peut-être en retravaillant sa plaque que celle-ci a pu connaître un accident de morsure d’acide qui l’aurait rendue inutilisable.
Peu de temps avant sa mort Callot décide de graver une seconde version, mais au lieu de se livrer à une simple et servile réplique il repense entièrement la composition, même si celle-ci garde de grandes ressemblances avec la première. On est toujours dans un espace théâtral découpé plan par plan, fermé par un grand diable et des nuées noires. Mais le premier plan a été ouvert, la ligne d’horizon abaissée, Saint Antoine est placé davantage sur l’avant-scène. Techniquement, Callot a atteint toute sa virtuosité dans le maniement de l’eau-forte au vernis dur, ciselant chaque groupe comme un tableau miniature. Les démons semblent plus dangereux et plus puissamment armés, donnant un ton plus tragique à la composition, contemporaine, ne l’oublions pas, des Misères de la guerre.
Le 24 mars 1635, à peine âgé de de quarante-trois ans, Callot meurt à Nancy, alors qu’il avait peut-être le projet de partir se réinstaller à Florence. Il n’aura pas d’élèves directs mais à la suite de ses découvertes techniques et de la diffusion de son œuvre, se formera peu à peu une véritable école d’aquafortistes français. Nombreux seront les peintres et les graveurs qui s’inspirèrent de ses travaux, quand ils ne les copièrent pas sans vergogne, ce qui est encore un beau témoignage de l’importance et du succès de l’œuvre originelle.
Vanessa Selbach, département des Estampes et de la photographie
Publié initialement le 14 novembre 2012.
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