Titre : Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques : hebdomadaire d'information, de critique et de bibliographie / direction : Jacques Guenne et Maurice Martin du Gard
Éditeur : Larousse (Paris)
Date d'édition : 1922-11-25
Contributeur : Guenne, Jacques (1896-1945). Directeur de publication
Contributeur : Martin Du Gard, Maurice (1896-1970). Directeur de publication
Contributeur : Gillon, André (1880-1969). Directeur de publication
Contributeur : Charles, Gilbert (18..-19.. ; poète). Directeur de publication
Contributeur : Lefèvre, Frédéric (1889-1949). Directeur de publication
Contributeur : Charensol, Georges (1899-1995). Directeur de publication
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Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
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Description : 25 novembre 1922 25 novembre 1922
Description : 1922/11/25 (A1,N6). 1922/11/25 (A1,N6).
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k64423621
Source : Bibliothèque nationale de France, département Droit, économie, politique, GR FOL-Z-133
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 14/10/2013
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SAMEDI 25 NOVEMBRE 1922
PREMIÈRE ANNÉE N. 8
Direction, Réduction, Publicité :
6» rue de Milan (9e)
_: RÉDACTEUR EN CHEF :
Frédéric LEPÈVRE
̃étro et aM< : Saint-Laun.
Tétéphoa* t Central 3M8
:. ARTISTIQUES ET SCIENTIFIQUES
HEBDOMADAIRE D'INFORMATION, DE CRITIQUE ET DE BIBLIOGRAPHIE
,."
Direction : Jacques GUENNE et Maurice MARTIN DU GARD 1
LE NUMERO 25 CENTty
Abonnement d'un An ijV i
Peanea. 12 f p. | Étranges,. 1
Administration et Venta: L
Librairie LAROUSSE4
18-17, Rua MontparnaaaaA Paris (i
On s'abonna chez tous laa UBRAtef
DÉPOSITAIRES de journuK
et à la Librairie LAROU
Chique Poatal M* 1 53.83 Parla.
1
LA liberté:
if 1 -
Je plaide pour la liberté.
Est-elle donc menacée ? Peut-être se-
rait-il adroit de faire comme si l'on
né s'apercevait de rien. Cette politique
n'est pas non plus sans danger, et s'il y a
plus de courage, il y a aussi plus d'habi-
leté vraie à la défendre ouvertement
avant même qu'elle soit ouvertement atta-
quée.
Prenons l'offensive, ne retirons pas nos
arguments à dix kilomètres de la fron-l
tière. »
Qui donc menace la liberté ? Ceux
dfebord qui ne peuvent se flatter décem-
ment d'être ses chevaliers, mais feignent
.être ses francs-tireurs ; les amis indis-
crets (pour user d'une épithète trop dis-
, crète), qui la compromettent par leur zèle
brouillon, par leurs déclarations criées
sur les toits ; faux frères qui, une fois de
plus, justifient la prière célèbre : « Gar-
dez-moi de mes amis, Seigneur ; pour
mes ennemis, je m'en charge. »
Que le Seigneur garde la liberté de ces
amis qui, en se réclamant d'elle à tout
propos, lui font le pire des torts : ils en
détachent les honnêtes gens.
On parle beaucoup de vagues, depuis
la guerre. Hier encore, je recevais un li-
vre, un roman, intitulé La Vague de
lmrttre. Et sans doute, il faudrait être
aveugle ou de parti pris pour ne pas voir
venir et déferler sur le rivage cette vague
entre les vagues, qu'un jeune auteur a cru
devoir nommer de ce nom, un peu apoca-
lyptique. Mais il suffit de monter sur la
falaise pour voir venir de plus loin, du
large, une autre vague qui m'effraie bien
davantage : c'est la vague de vertu.
Xon que je haïsse la vertu, ou même
que je la craigne. Je ne le dirais pas. Au
contraire, je l'aime si fort que je souhai-
terais que tout le monde l'aimât, mais
pour elle-même et non par réaction.
La vertu est comme l'art : n'est-elle
pas une autre forme de l'art ? Elle a en
elle-même sa fin, le moindre soupçon
d'utilité lui fait perdre presque tout son
prix ; et comment nier que la vertu ne
sOit Ttitilitaire, quand elle avmxe; quand
elle Affiche son intention de réagir contre
le vice ?
Elle est bien téméraire d'opposer sa
beauté aux laideurs de son ennemi : la
comparaison ne lui est pas si sûrement
avantageuse qu'elle le croit, puisque, à ce
jeu, elle hasarde sa beauté même. Le fait
est que. en littérature, la vertu de réaction
est on ne sait quoi de si artificiel, de si
excessif et à la fois de si fade qu'il faut
avoir bien chevillé au cœur l'amour de la
vertu pour n'en être pas à tout jamais
guéri.
C'est bien ce que je ne pardonne pas
aux auteurs des publications malpropres
qui en ce moment pullulent : leurs livres
sont moins nuisibles que peut-être ils ne
j'espèrent. Ils sont si assommants qu'ils
feraient passer aux plus pervers le goût
du vice ; mais ils vont amener une réac-
tion qui risque de faire passer aux plus
irertueux le goût de la vertu.
Il n'est pas trop tard pour signaler ce
péril, et d'aucuns même penseront peut-
être qu'il est légèrement paradoxal de le
signaler aussi tôt. Courons au plus pres-
sé : c'est la liberté que je défends.
Je ne pardonne pas aux gens dont j'ai
parlé plus haut de mettre en méfiance
contre elle les honnêtes gens. Elle est,
pour tous les véritables artistes, un droit
sacré, qui ne peut souffrir aucune dimi-
nution, un droit aussi étendu que la pro-
priété, dont le propriétaire peut légitime-
ment user et abuser.
Je revendique pour eux, non seulement
toute liberté, mais toute licence. Je veux
qu'ils puissent toucher à tous les sujets, et
même, dans les occasions, si leur tempé-
rament les y oblige, se débrider. Je ne
veux pas que les autres puissent invoquer
leur exemple et s'innocenter par leurs
précédents. C'est pourquoi je tiens que la
liberté est seule un remède efficace aux
abus mêmes que l'on commet en se cou-
vrant de son nom. !
n est à peine besoin de dire que nous
fie pouvons rien attendre de bon de la
censure : nous venons d'en faire une
expérience trop longue, mais qui a heu-
reusement rafraîchi les sentiments d'exé-
cration qu'elle doit inspirer à tout pen-
seur libre, et qui a tué une seconde fois
par le ridicule cette morte qu'il fallait
qu'on tuât.
Quant aux tribunaux, la critique litté-
raire excède leur compétence ; et devant
eux, en outre, il sera toujours question de
précédents. Il en sera question encore
après qu'ils auront jugé. Tout condamné
tirera de la sentence qui le frappe ensem-
ble des motifs d'orgueil et de publicité.
Ils allégueront Flaubert, Baudelaire, et
fwoteâteront qu'il, suffit d'avoir passé en
police correctionnelle pour être un grand
écrivain ou un gr.hd poète, comme il suf-
fit, d'avoir eu le prix d honneur au Um-
cours, général pour n'avoir aucun talent.
Ne faisons pas de martyrs, arppelons-
nous que les plus incrédules 'sont tentés
de croire aux religions qui peuvent se
tsiguer de cette magnifique référence, et,
-V.v •
qu'il est bien difficile de distinguer les
vrais martyrs des faux.
Il est, en revanche, singulièrement fa-
cile de distinguer les auteurs qui ont le
droit d'user et d'abuser de la liberté, et
ceux qui n'ont aucun droit, d'aucuns
sorte. Je trouve les-honnêtes gens bien
modestes de vouloir qu'on leur indique,
pour ainsi dire, par ministère d'huissier,
ce qu'ils doivent lire ou ne pas lire. Je ne
sais si, autrefois, il leur arrivait de s'y
tromper ; mais il me semble, d'après des
épreuves très récentes, qu'ils ne s'y trom-
pent guère aujourd'hui.
On ne saurait, depuis quelques mois,
citer une seule erreur judiciaire commise
par ces deux juges cependant faillibles,
sans mandat, qui ne connaissent ni le
droit ni la jurisprudence : le goftt- et
le dégoût.
Abel HERMANT.
-– -WVVWVM-
Le masque de Proust
wvwv
Une mauvaise nouvelle pour les
amateurs de désastres : Marcel Proust
laisse une œuvre complète, jusqu'au
point final
Nous le savions et cela se lisait sur
sa figure morte.
Le monde n'entrant plus dans cette
figure ne l'écrasait pas, ne la tourmen-
tait pas. Ceux qui ont vu ce profil de
calme, d'ordre, de plénitude, n'oublie..
ront jamais le spectacle d'un incroyable
appareil enregistreur arrêté" devenu
objet d'art : un chef-d'œuvre de
repos, auprès d'une pile de cahiers où
le génie de notre ami continuait à
vivre, comme le bracelet-montre des
soldats morts.
- - , Jean COCTEAU, r
'.- ,,'
oe ERRATA Ar
Au jardin des anthologies
–wvvw_
La question avait été mal posée.
De bonss esprits, émus de voir que nos
manuels de littérature négligaient les bons
auteurs, ont fait circuler une pétition, ont
recueilli des milliers de signatures. Ce do-
cument, ce dossier de protestation, va être
remis ait, ministre de l'Instruction publi-
que.
- Si ce haut fonctionnaire accède au vœu
des requérants, nos enfants sauront,
désormais, qu'après Alexandre Soumet, Jo-
séphin Soulary, Eugène Manuel, Paul
Déroulède, il y a eu quelques poètes qui
s'appelaient Baudelaire ou Verlaine.
Je m'y suis pris d'une autre manière.
Depuis huit jours, je vais, interrogeant
écrivains, Réputés, avocates, ministres,
médecins, actrices, banquiers, gens du
monde, millionnaires, jourruilistes. A
brûle-pourpoint, je leur pose la question
suivante :
Quel manuel de littérature lisez-vouS?
Faites la même expérience, histoire de
rire un brin. Et vous verrez, pendant que
les yeux s'arrondissent au choc de la
question inattendue, les bouches répondre
avec surprise :
Aucun. Pourquoi voulez-vous que je
lise des manuels ? J'ai passé depuis
longtemps, hélas ! mon baccalauréat.
Au tond, on a transporté sur la place des
discussions publiques. une petite histoire
qui devait se régler entre les quatre murs
d'un collège et les quatre-z-yeux des chefs
de rayon au ministere de l'Instruction pu-
blique ?
A quoi bon faire parler les morts, faire
tourner les tables et les têtes, mettre en
branle les Amis de Han Ryner, les Amis
de Raoul Ponchon. ou M. Ernest Prévost,
corrégidor de l'Helicon ?
D'autant qu'il est extrêmement dange-
reux de jouer avec les manuels.
Il s'est trouvé un jeune universitaire, un
héros, comme vous Valiez voir, M. René
Lalou, qui, froidement, a voulu publier un
manuel de littérature française, depuis
Pharamond jusqu'à Mme Aurel. Dans son
désir d'être complet, il avait bien cru n'ou-
blier personne.
Hélas !. On devrait toujours faire revi-
ser les manuels de littérature contempo-
raine par les spécialistes du Didot'Bottin !
Et l'infortuné M. Lalou ne se doute pas
des colères, des rancunes, des inimitiés
qu'il va désormais traîner pendant toute
sa vie.
Combien plus malins et plus sages
étaient, avant la guerre, les fabricateurs
d'anthologie,. Chacun, entouré d'un
groupe (l'ami, et d'acheteurs, éditait, gen-
timent, son petit choix d'œuvres contem-
poraiiies. L'un poussant Vautre, tout le
monde finissait' par dire nommé. Et nul
espoir n'était interdit aux oubliés : ils n'a-
vaient qu'à se cotiser, pour mettre au jour
un nouveau florilège.
Tandis qu'un manuel ! C'est définitif.'
C'est fermé comme une porte de lycée
après la cloche 1.
Aussi, je m'en vaà mon tour, proposer
quelque chose.
Pourquoi ne confierait-on point à une dé-
légation mixte de critiques et de courrié-
ristes littéraires, le soin de rédiger, pour
1924. une Anthologie des Lettres françai-
ses ?
Un registre de réclamations serait dépo-
sé phezd éditeur, pendant un an et un jour.
Passée ce délai, notre Tout-Pégase ferait
route pour l'immortalité. 1
; Roœa DEVIGNEI
, : '; :
UNE AGONIE
Voici la fin d'un très long combat entre
Marcel Proust et la mort. Il la sentait s'ap-
procher depuis quelques années et particu-
lièrement depuis deux mois. Il attendait cette
venue et à peu de chose près, il en connais-
sait l'heure, lui que des sens aigus, pénétrant
les paliers, les murs, les rues, savaient aver-
tir d'une visite souvent même avant que le
projet ne fût arrivé à la conscience de qui
l'allait réaliser ; à ce point que le coup de!
sonnette qui est pour nous la première an-
nonce d'une entrevue, n'en était pour lui Que
ia confirmation et ne lui causait pas de sur-
prise. Etait-ce là une sensibilité aggravée
par la souffrance, une divination où la clair-
voyance de celui pour qui les sentiments les
plus composés n'avaient pas d'énigmes, pour
qui aucune clé de ce monde n'était illisible ?
Après une agonie qui prend la place de
celles qu'il a inoubliablement décrites, Mar-
cel Proust vient de s'éteindre dans ce lit
qu'il n'avait pas quitté depuis le mois de
juillet. ,- -
Souvent, lorsque j entrais dans sa cham
bre, je le trouvais ainsi couché sur le dos/les
paupières closes ; mais bientôt un second
mouvement lui faisait tourner la tête à gau-
che, vers la porte, ouvrir les yeux, sourire.
Les mains gantées, croisées sur sa poitrine,
se désunissaient et quelques mots treiri>Iants,
qui allaient s'affermissant, sortaient- de
ses lèvres colléés: Le lit était chargé de cou-
vertures, d'une pelisse, de lettres non déca-
apparences, et composer le finale de la plus
grande des symphonies.
Au moment où l'on écrivait ici de moi que
« je sais congédier toute peine » la plus
grande peine de ma vie venait d'entrer. Il
faut dire udieu à un ami parmi les plus
chers et à un maître admiré. Proust, vous
voici arrivé devant la postérité. Pour vous
donner la première place, comptez sur votre
œuvre et comptez sur nous.
Paul MORAXD.
Marcel Proust
est mort
Ce ne sont point seulement ses amis
qui perdent à sa mort et qui se regar-
dent aujourd'hui en silence. Rare cor-
tège, ce sont aussi tous ceux qui doivent
à Marcel Proust de se mieux connaître,
d'exister davantage et qui croyaient que
l'œuvre qu'il avait entreprise et ter-
minée, le romancier et le savant
l'achèverait vivant dans leurs esprits.
D'autres diront ici-même tout ce que
Marcel PROUST
chetées, les Débats étaient son journal du
matin ; tout autour de lui tombaient des
porte-plumes, des notes, des cahiers ; de
cette poudre à fumigations qui lui permet-
tait, pour quelques heures, de respirer. Le
premier, il prenait la parole, commençant le
plus souvent par de doux reproches, arrivant
bientôt à d'extraordinaires méandres (dont
son écriture donne parfois idée), où il ne res-
tait plus qu'à le suivre.'
Pour la première fois aujourd'hui, Proust
repose dans un lit à grandes cassures blan-
ches qui n'est plus le sien ; sa face - mais
peut on prendre un moulage avec des mots ?
est de paraffine, close par des cheveux et
des tnoustaches d'un noir brutal et merveil-
leux : ses paupières bistrées, doublées de
cernes immenses, sont séparées par l'arête
d'un nez amaigri qui donne au visage sa
jeunesse, son calme noble et conventionnel.
Pour la première fois on a pu mettre de
l'ordre dans ces cahiers à jamais précieux
qui seront Le Temps retrouvé; L ouvrier
repose à côté de ses outils. Pour la première
fois les portes restent béantes sans que ne
se lise sur ses traits cette crispation que lui
causait, même à huis-clos, le moindre cou-
rant d'air dans les pièces les plus éloignées.
Pour la première fois des femmes entrent
dans cette chambre monacale où il n'en vou-
lait jamais laisser pénétrer, tenant à m se
montrer devant elles que très soigneusement
vêtu. Pour la première fois des fleurs l'ap.
prochent sans qu'il les éloigne, redoutant de
nouvelles crises d'asthme.
Pour la première fois, la maison du luci-
fuge s'ouvre au plein jour.
cc Aurai-je le temps de finir ?u disait
Proust dans les derniers jours d'août. Quelle
œuvre est jamais achevée quand il s'agit
d'un tel artiste ? Je crois cependant qu'elle
l'est, plus complètement qu'il ne le pensait
lui-même. Son souci. n'était pas de perfec-
tion. Il tenait à ce qu'on pût embrasser l'ou-
vrage dans son ensemble, en comprendre
l'ordonnance voulue, la composition néces-
saire ; il entendait se justifier des reproches
qu'on lui avait, à cet égard, adressés; C'est
ainsi que certains « motifs » de Swann de
vaient revenir aux derniers chapitres du
Temps retrouvé, tout à. la fois s'expliquant,
nous livrant des joies plus profondes que
celles que sous demandions jusque là à leurs
., t' ¡. ;. J: o. ; :t t - .J L- 40 --;., ,"
Marcel Proust a apporté à notre époque
et feront toutes les remarques qu/inspi-
rent les fouilles et les découvertes de
celui qui surprit tous les états se succé-
dant et se mêlant dans l'homme et qui
s'est proposé de les dissocier, de les
re fléter en lui, sans jamais en fausser
la perspective et avec, le plus exclusif
amour de la vérité.
Marcel Proust était malade depuis de
longues années et usé, pourrait-on dire,
par toutes les vies qu'il donnait. Nous
le savions, mais nous espérions IOll-
jours dans cette étrange vigueur qui le
faisait se lever soudain et sortir, alors
même qu'il semblait le plus atteint.
« Pour la première fois, je sens que
je ne peux plus me suffire. » Il y a
huit jours à peine qu'il prononçait ces
paroles.
Complètement possédé par ses per-
sonnages, écrivant en hâte et comme
leurs dernières volontés, la main cris-
pée sur le porte-plume, souffrant sur
son lit d'atroces douleurs, la téte immo-
bile, il vit venir la mort qui'l avait déjà
si parfaitement dépouilléJ, avec une
souriante lucidité. - Dernier souci JI
Quelle grandeur, quel courage. « Appor-
tèz-moi mes livres. Qu'on me cherche
les passages oit j'ai parlé de la mort ;
je crois que maintenant je dois mieux la
connattre. Je veux refaire la mort de
Bergotte. »
Ah t comme il nous aimait et comme
il témoignait encore de son ardeur à
nous transmettre celle ultime connais-
sance qui, elle non plus, ne pouvait pas
lui échapper'.
'̃ Mauriw» MARTIN DU GARD. f
L'acre de Marcel Proust
> < < -
Au moment de parler ici de l'œuvre de
Marcel Proust, je sens soudain toute la
difficulté de ma tâche. Je la sens d'abord
parce que depuis que j'ai appris l'affreuse
nouvelle de sa mort, je suis obsédé par sa
figure, par son caractère, par tout ce qui
constituait le noyau central de ses ou-
vrages. Je la sens aussi et surtout parce
que ses livres constituent quelque chose
de si considérable, de si riche en consé-
quences de toute espèce qu'il est impossi-
ble, en quelques lignes, d'en explorer
toutes les perspectives et d'en mettre au
jour tous les trésors.
Marcel Proust était le grand homme de
notre génération : je ne sais personne de
nous que sa mort n'aura pas frappé
comme un malheur personnel. Mais c'était
plus encore : un grand romancier, un de
ceux dont le nom ne passe point, un de
ceux qui demeurent l'honneur du pays qui
les a vus naître. Nous commençons à peine
à mesurer r ampleur de cette œuvre et
à peine, hélas 1 à comprendre l'irrépa-
rable de la perte que nous venons de faire
et que la France fait avec nous. On l'a
comparé à Saint-Simon, on l'a comparé
à Stendhal, et ces comparaisons étaient
légitimes. Mais en réalité, il ne ressem-
blait à personne. Il était non seulement
l'esprit le plus clairvoyant, le plus averti,
le plus varié qu'il fût possible d'imaginer;
mais il apportait du fond même de son
tempérament, ce pouvoir d'être différent
des autres qui fait les écrivains excep-
tionnels. De là, venait en partie son
charme ; de là aussi cet air de secret ré-
pandu sur toute sa personne.
Sa première œuvre, Les Plaisirs et les
Jours, parut en 1896. C'était un volume de
luxe, illustré par Madeleine Lemaire, et
qui contenait des contes, des poèmes en
prose, des réflexions ; le tout, dans une
langue qui ressemblait à celle d'Anatole
France. Mais déjà on pouvait lire dans
ces courts morceaux que Proust serait an
grand écrivain et certains d'entre eux. La
Fin de la Jalousie ou La Mort de Baldas-
sare Sylvànde (où il y a déjà d'admirables
réflexions sur la maladie et sur la mort),
révélaient déjà l'extraordinaire génie psy-
chologique qui allait devenir son trait le !
plus dominant. Certains de ses fragments
avaient paru dans la Revue Blanche en
1893. Ce fut là que je les lus alors, et do
cette lecture date mon admiration pour
l'écrivain que nous pleurons aujourd'hui.
Plus tard parurent les traductions de la
Bible d'Amiens et de Les Ames et les LUti,
de John Ruskjn, avec des préfaces que l'on
retrouvera dans le volume appelé Pqsti-,
theret MéhmgCiS, et publié à la Nouvefôe j'
Revue Française, en 1019.
Enfin en 1914, le premier volume d'A la
Recherche du Temps perdu : Du côté de
ehez Swann vint nous apprendre que l'élé-
gant et délicat amateur dont on goûtait le
rares pages subtiles se transformait sou-
dain en un des écrivains les plus extraor-
dinaires de notre temps. Puis on lut suc-
cessivement A l'ombre des jeunes filles en
fleurs. qui obtint le Prix Goncourt, Le
côté de Gvermantes (1920). Le côté de
Guermantcs II et Sodome et Gomorrhe Il
(l'Jsi; et entin, en trois volume.?, Sodome
et Gomorrhe II (1022). Ces joure-ci.
M. Gaston Gallimard recevait le manus-
crit de la troisième partie de Sodome et
Gomorrhe. La fin de Sodome et Gomorrhe
et le Temps retrouvé qui devaient termi-
ner son œuvre ont été certainement écrit?.
Mais Marcel Proust travaillait énormé-
ment sur manuscrit et sur épreuves,
l'œuvre une fois faite. Dans quel état
a-t-il laissé ces manuscrits ? Pourra-t-on
les publier tels quels ? Nous le saurons
bientôt. En tout cas, il est bien certain que
de grands fragments, sinon le tout, pour-
ront voir le jour.
De toutes les qualités de Marcel Proust,
celle qui semble le plifis extraordinaire,
c'est le génie psychologique dont je par-
lais tantôt. Depuis 1880 et les années sui-
vantes. il a été fait un tel abus de clichés
psychologiques qu'on peut dire que le ro-
man risquait d'en mourir. Aujourd'hui
encore, prenez les volumes qui paraissent:
neuf fois sur dix, l'auteur utilise dans une
situation donnée des réactions toutes
faites et qui traînent partout. C'est que
i auteur ne se connaît guère. ni 1 huma-
nité. Marcel Proust lui, se connaissait ;
dans une vie de solitaire et de malade, il
avait appris à savoir exactement à quelle
sorte d'être il avait affaire : et cette con-
naissance prodigieuse de soi-même tl'avait
amené à une connaissance non moins pro-
digieuse des autres. Il faut consulter là-
dessus la seconde partie du Côté de chez
Swann : Un Amour de Swann (que je vou-
drais que l'on publiât à part dans un pe-
tit volume pour permettre aux gens qui
n'ont pas beaucoup de temps ou de pa-
tience de prendre connaissance de ce chef-1
d'œuvre.) C'est une peinture de l'amour et
de la jalousie, qui égale Marcel Proust aux
plus grands. Il faudrait en citer toutes les
pages. Mais voici cependant un petit trait -
que je trouve extraordinaire et qui n'est
cependant qu'un entre mille : il s'agit de
ce soir où wann, congédié par Odette, sa
maîtresse, a des soupçons et revient vers •
l'hôtel qu'elle habite, torturé de jalousie.
Et alors commence l'extraordinaire ana-
lyse : -
« Et pourtant il était content d'être
venu : le tourment, qui l'avait forcé de
sortir de chez lui avait perdu de son actti-
lé en perdant de son vague, maintenant
que l'autre vie d'Odette, dont il avait eu,
à ce mument-là. le brusque et impuissant
soupçon, il la tenait là, éclairée en plein
par la lampe, prisonnière sans le savoir
dans cette chambre où, quand il le vou-
drait, il entrerait la surprendre et la cap-
turer ; ou plutôt il allait frapper aux vo-
lets comme il faisait souvent quand il
venait très tard.
« Et peut-être, ce qu'il ressentait en ce
moment de presque agréable c'était autre
chose que l'apaisement d'un doute et d'une
douleur : un plaisir de l'intelligence. Si
depuis qu'il était amoureux. les choses
avaient repris pour lui un peu de l'intérêt
délicieux qu'il leur trouvait, autrefois, -
mais seulement là où elles étaient éclai-
rées par le souvenir d'Odette, maintenantv
c'était une autre faculté dj sa studieuse
jeunesse que sa jalousie ranimait, la pas-
sion de la vérité, mais d'une vérité, elle
aussi, interposée entre lui et sa maîtresse,
ne recevant sa lumière que d'elle, vérité
toute individuelle qui avait pour objet
unique, et d'un prix infini et presque d'une
beauté désintéressée, les actions d'Odette,
ses relations, ses projets, son passé. »
On peut dire que l'oeuvre de Marcel
Proust. toLit, entière, a ce perpétuel re-
nouvellement, enrichissement des phéno-
mènes psychoiogiqucs. On lui a reproché
de ne nous montrer que les infiniment
petits de la vie morale ; mais notre vie
morale n'est faite que d'infiniment petits ; ,
et ce sont ces infiniment petits qui cons-
tituent par 'leur réunion, leur évolution
la trame même de notre existence. La
grandeur de Proust aura été d'avoir mon-
tré. dans son exactitude et son ampleur.
cette trame elle-même. Sur l'action du
temps, sur nos sentiments, sur cette pres-
sion du relatif qui modifie sans cesse nos
passions, et nos idées, sur la mobilité dan-
gereuse de notre esprit et de notre coeui,.
sur le divorce constant qu'il y a entre nos
actes et nos raisons d'agir, sur ce qu'il a
appelé les intermittences du cœur et
aussi sur le sommeil, sur le rêve, sur ir'r*
réveil, sur la jalousie, sur l'oubli, stil :
l'inconscient, sur la douleur, sur la maIa
die. sur la mort, Marcel Proust a écrit de
choses définitives et sur lesquelles on nI
reviendra plus.
Mais il faut encore voir chez lui autn
chose qu'un psychologue : et d'abord ur
satiriste, le peintre cruel, sarcastique el
impitoyable de la Société, considéréf
d'abord sous sa forme aristocratique : (les
Guermantes, le baron de Charlus, la prin-
cesse de Parme, etc.) et ensuite, sous s;:
forme bourgeoise : (les Verdurin, le doc-
teur Cottard, Odette mariée, etc.). On peul
dire que nul n'a décrit des arens du monde.
ni des bourgeois avec plus de vérité ni
d'ironie. Les conversations des person-
nages de Proust sont extrêmement justes ;
pas une nuance de leur esprit ou de
leur manque d'esprit n'est laissé au
hasard, IS'auraif-il eu que ce don-là qu'ii
eût été déjà de premier ordre ! On pour-
rait compléter cette peinture générale
d'une société en y ajoutant celle des do-
mestiques, dont il est le seul écrivain à
avoir parlé avec intelligence et en les con-
sidérant comme faisant partie de l'huma-
nité. 1
Mais n y a-t-il pas aussi le poète, un.
poète shakespearien, qui fait des jeunes
filles perverties de se? romans des héroï-
nes de comédie féerique ? Le poète des
marines, des vergers en fleur. ne la con-
versation avec les aubépines ? (A l'ombra
des jeunes filles en fleurs.} C'est tout un
monde qui vit. et grouille dans la Recher-
ehe du Temps perdu, un monde si complet
que Marcel Proust y a créé une ville, des
paysages, une cathédrale, comme il a créé
le feu particulier d'une aetiiee (la Berma).
les idées d'un philosophe (Bergotte), l'art
d'un peintre (Elstir). un monde qui serait
pareil au nôtre s'il ne flottait pas au-des-
sus de lui un esprit infiniment poétique
qui ne tlotle pas au-dessus du nôtre,
un esprit fait d'un rêve infiniment émou-
vant et délicat, fait, aussi de tendresse, de
pitié, de bonté, de sensibilité maladive à
force de douceur, d'amitié et .de mélanco-
lie, et qui était l'âme même, l'âme richn
et mystérieuse, qui vient de s'éloigner de
nous !
Edmond JALOUX.
Une heure avec Pierre Mille
̃ - O CO 8 m̃ -
Pierre Mille habite, au quai de Bour-
bon, un hôtel construit, en 1610, par Pierre
.de Charron, président au Parlement et dont
le luxe et la misère font songer aux
hôtels de Venise, comme nous le confie
l'auteur de Barnavaux. -
La salle a manger de l'hôlel existe tou-
jours, mais n'est malheureusement pas à
l'étago occupé par Pierre Mille. Elle
semble aménagée comme pour la Cène dit
Vrun:iJ'e. Le plafond, admirablement
conservé, est de IüJJrun,
*
Quand nous nous présentons chez
Pierre Mille - il est dix heures du matin
l'historiographe du Monarque est déjà
au travail, vêtu d'un complet d'intérieur
qui n'est pas très différent d'un costume
de chasse, et chaussé de petits sabots
pointue fourrés de peair de lapin, tressés
de rafla, à -semelles de liège.
Je lui avoue vito que ai j'ai iu avec
passion tous ses livres, chaque fois que
je songe à. lui, j'évoque invinciblement et
tout d abord le Monarque, enfant de lu-
mière, qu'on appelait ainsi parce qu'il ne i
faisait rien et vivait donc comme un roi.
Le Monarque, gloire de l'Espelunque, qui
i 1 -
n'est pas très loin d'Ulysse et plus près de
Panurge. *'
Le Monarque est dans la même ligne qutf
Tartarin de Tarascon ; il n'a qu'un tort,
c'est de venir après ; mais, il lui est'de
beaucoup supérieur.
Le Monarque est. l'œuvre du plus fln de
nos humoristes. Tartarin de Tarascon esta
une caricature faite de l'estérleur. Le
Monarque, c'est un Méridional vu de
l'intérieur. i
- J'ai peut-être mieux vu le Mêridlo*
nal, parce que je ne l'étais pas, nous
déclare M. Pierre Mille, qui est d'origine
lilloise.
Notre préférence pour ce livre vous
étonne-t-elle ?
Non. encore que nombre de mes lac..,
teurs préfèrent les aventures de Barna-
vaux. Mais, le Monarque m'a donné tMKî
grande joie pelldant la guerre. C'était »U;
début de 1917. M. Ernest Bovet, profes-
seur de lettres à l'Université de zurlûifc
m'écrivit que ia Franco était en train-g*'
faire la chevauchée du Monarque, 6t qUw.
le chapitre neuvième : Le Pari du Monar-
que, était la préfiguration de la Fraoee
durant la grande guerre. Cet hommage,
vous le comorenez. m'a fort ému, parce
j » •»
» - * - - ̃
i ;. ,,;.
SAMEDI 25 NOVEMBRE 1922
PREMIÈRE ANNÉE N. 8
Direction, Réduction, Publicité :
6» rue de Milan (9e)
_: RÉDACTEUR EN CHEF :
Frédéric LEPÈVRE
̃étro et aM< : Saint-Laun.
Tétéphoa* t Central 3M8
:. ARTISTIQUES ET SCIENTIFIQUES
HEBDOMADAIRE D'INFORMATION, DE CRITIQUE ET DE BIBLIOGRAPHIE
,."
Direction : Jacques GUENNE et Maurice MARTIN DU GARD 1
LE NUMERO 25 CENTty
Abonnement d'un An ijV i
Peanea. 12 f p. | Étranges,. 1
Administration et Venta: L
Librairie LAROUSSE4
18-17, Rua MontparnaaaaA Paris (i
On s'abonna chez tous laa UBRAtef
DÉPOSITAIRES de journuK
et à la Librairie LAROU
Chique Poatal M* 1 53.83 Parla.
1
LA liberté:
if 1 -
Je plaide pour la liberté.
Est-elle donc menacée ? Peut-être se-
rait-il adroit de faire comme si l'on
né s'apercevait de rien. Cette politique
n'est pas non plus sans danger, et s'il y a
plus de courage, il y a aussi plus d'habi-
leté vraie à la défendre ouvertement
avant même qu'elle soit ouvertement atta-
quée.
Prenons l'offensive, ne retirons pas nos
arguments à dix kilomètres de la fron-l
tière. »
Qui donc menace la liberté ? Ceux
dfebord qui ne peuvent se flatter décem-
ment d'être ses chevaliers, mais feignent
.être ses francs-tireurs ; les amis indis-
crets (pour user d'une épithète trop dis-
, crète), qui la compromettent par leur zèle
brouillon, par leurs déclarations criées
sur les toits ; faux frères qui, une fois de
plus, justifient la prière célèbre : « Gar-
dez-moi de mes amis, Seigneur ; pour
mes ennemis, je m'en charge. »
Que le Seigneur garde la liberté de ces
amis qui, en se réclamant d'elle à tout
propos, lui font le pire des torts : ils en
détachent les honnêtes gens.
On parle beaucoup de vagues, depuis
la guerre. Hier encore, je recevais un li-
vre, un roman, intitulé La Vague de
lmrttre. Et sans doute, il faudrait être
aveugle ou de parti pris pour ne pas voir
venir et déferler sur le rivage cette vague
entre les vagues, qu'un jeune auteur a cru
devoir nommer de ce nom, un peu apoca-
lyptique. Mais il suffit de monter sur la
falaise pour voir venir de plus loin, du
large, une autre vague qui m'effraie bien
davantage : c'est la vague de vertu.
Xon que je haïsse la vertu, ou même
que je la craigne. Je ne le dirais pas. Au
contraire, je l'aime si fort que je souhai-
terais que tout le monde l'aimât, mais
pour elle-même et non par réaction.
La vertu est comme l'art : n'est-elle
pas une autre forme de l'art ? Elle a en
elle-même sa fin, le moindre soupçon
d'utilité lui fait perdre presque tout son
prix ; et comment nier que la vertu ne
sOit Ttitilitaire, quand elle avmxe; quand
elle Affiche son intention de réagir contre
le vice ?
Elle est bien téméraire d'opposer sa
beauté aux laideurs de son ennemi : la
comparaison ne lui est pas si sûrement
avantageuse qu'elle le croit, puisque, à ce
jeu, elle hasarde sa beauté même. Le fait
est que. en littérature, la vertu de réaction
est on ne sait quoi de si artificiel, de si
excessif et à la fois de si fade qu'il faut
avoir bien chevillé au cœur l'amour de la
vertu pour n'en être pas à tout jamais
guéri.
C'est bien ce que je ne pardonne pas
aux auteurs des publications malpropres
qui en ce moment pullulent : leurs livres
sont moins nuisibles que peut-être ils ne
j'espèrent. Ils sont si assommants qu'ils
feraient passer aux plus pervers le goût
du vice ; mais ils vont amener une réac-
tion qui risque de faire passer aux plus
irertueux le goût de la vertu.
Il n'est pas trop tard pour signaler ce
péril, et d'aucuns même penseront peut-
être qu'il est légèrement paradoxal de le
signaler aussi tôt. Courons au plus pres-
sé : c'est la liberté que je défends.
Je ne pardonne pas aux gens dont j'ai
parlé plus haut de mettre en méfiance
contre elle les honnêtes gens. Elle est,
pour tous les véritables artistes, un droit
sacré, qui ne peut souffrir aucune dimi-
nution, un droit aussi étendu que la pro-
priété, dont le propriétaire peut légitime-
ment user et abuser.
Je revendique pour eux, non seulement
toute liberté, mais toute licence. Je veux
qu'ils puissent toucher à tous les sujets, et
même, dans les occasions, si leur tempé-
rament les y oblige, se débrider. Je ne
veux pas que les autres puissent invoquer
leur exemple et s'innocenter par leurs
précédents. C'est pourquoi je tiens que la
liberté est seule un remède efficace aux
abus mêmes que l'on commet en se cou-
vrant de son nom. !
n est à peine besoin de dire que nous
fie pouvons rien attendre de bon de la
censure : nous venons d'en faire une
expérience trop longue, mais qui a heu-
reusement rafraîchi les sentiments d'exé-
cration qu'elle doit inspirer à tout pen-
seur libre, et qui a tué une seconde fois
par le ridicule cette morte qu'il fallait
qu'on tuât.
Quant aux tribunaux, la critique litté-
raire excède leur compétence ; et devant
eux, en outre, il sera toujours question de
précédents. Il en sera question encore
après qu'ils auront jugé. Tout condamné
tirera de la sentence qui le frappe ensem-
ble des motifs d'orgueil et de publicité.
Ils allégueront Flaubert, Baudelaire, et
fwoteâteront qu'il, suffit d'avoir passé en
police correctionnelle pour être un grand
écrivain ou un gr.hd poète, comme il suf-
fit, d'avoir eu le prix d honneur au Um-
cours, général pour n'avoir aucun talent.
Ne faisons pas de martyrs, arppelons-
nous que les plus incrédules 'sont tentés
de croire aux religions qui peuvent se
tsiguer de cette magnifique référence, et,
-V.v •
qu'il est bien difficile de distinguer les
vrais martyrs des faux.
Il est, en revanche, singulièrement fa-
cile de distinguer les auteurs qui ont le
droit d'user et d'abuser de la liberté, et
ceux qui n'ont aucun droit, d'aucuns
sorte. Je trouve les-honnêtes gens bien
modestes de vouloir qu'on leur indique,
pour ainsi dire, par ministère d'huissier,
ce qu'ils doivent lire ou ne pas lire. Je ne
sais si, autrefois, il leur arrivait de s'y
tromper ; mais il me semble, d'après des
épreuves très récentes, qu'ils ne s'y trom-
pent guère aujourd'hui.
On ne saurait, depuis quelques mois,
citer une seule erreur judiciaire commise
par ces deux juges cependant faillibles,
sans mandat, qui ne connaissent ni le
droit ni la jurisprudence : le goftt- et
le dégoût.
Abel HERMANT.
-– -WVVWVM-
Le masque de Proust
wvwv
Une mauvaise nouvelle pour les
amateurs de désastres : Marcel Proust
laisse une œuvre complète, jusqu'au
point final
Nous le savions et cela se lisait sur
sa figure morte.
Le monde n'entrant plus dans cette
figure ne l'écrasait pas, ne la tourmen-
tait pas. Ceux qui ont vu ce profil de
calme, d'ordre, de plénitude, n'oublie..
ront jamais le spectacle d'un incroyable
appareil enregistreur arrêté" devenu
objet d'art : un chef-d'œuvre de
repos, auprès d'une pile de cahiers où
le génie de notre ami continuait à
vivre, comme le bracelet-montre des
soldats morts.
- - , Jean COCTEAU, r
'.- ,,'
oe ERRATA Ar
Au jardin des anthologies
–wvvw_
La question avait été mal posée.
De bonss esprits, émus de voir que nos
manuels de littérature négligaient les bons
auteurs, ont fait circuler une pétition, ont
recueilli des milliers de signatures. Ce do-
cument, ce dossier de protestation, va être
remis ait, ministre de l'Instruction publi-
que.
- Si ce haut fonctionnaire accède au vœu
des requérants, nos enfants sauront,
désormais, qu'après Alexandre Soumet, Jo-
séphin Soulary, Eugène Manuel, Paul
Déroulède, il y a eu quelques poètes qui
s'appelaient Baudelaire ou Verlaine.
Je m'y suis pris d'une autre manière.
Depuis huit jours, je vais, interrogeant
écrivains, Réputés, avocates, ministres,
médecins, actrices, banquiers, gens du
monde, millionnaires, jourruilistes. A
brûle-pourpoint, je leur pose la question
suivante :
Quel manuel de littérature lisez-vouS?
Faites la même expérience, histoire de
rire un brin. Et vous verrez, pendant que
les yeux s'arrondissent au choc de la
question inattendue, les bouches répondre
avec surprise :
Aucun. Pourquoi voulez-vous que je
lise des manuels ? J'ai passé depuis
longtemps, hélas ! mon baccalauréat.
Au tond, on a transporté sur la place des
discussions publiques. une petite histoire
qui devait se régler entre les quatre murs
d'un collège et les quatre-z-yeux des chefs
de rayon au ministere de l'Instruction pu-
blique ?
A quoi bon faire parler les morts, faire
tourner les tables et les têtes, mettre en
branle les Amis de Han Ryner, les Amis
de Raoul Ponchon. ou M. Ernest Prévost,
corrégidor de l'Helicon ?
D'autant qu'il est extrêmement dange-
reux de jouer avec les manuels.
Il s'est trouvé un jeune universitaire, un
héros, comme vous Valiez voir, M. René
Lalou, qui, froidement, a voulu publier un
manuel de littérature française, depuis
Pharamond jusqu'à Mme Aurel. Dans son
désir d'être complet, il avait bien cru n'ou-
blier personne.
Hélas !. On devrait toujours faire revi-
ser les manuels de littérature contempo-
raine par les spécialistes du Didot'Bottin !
Et l'infortuné M. Lalou ne se doute pas
des colères, des rancunes, des inimitiés
qu'il va désormais traîner pendant toute
sa vie.
Combien plus malins et plus sages
étaient, avant la guerre, les fabricateurs
d'anthologie,. Chacun, entouré d'un
groupe (l'ami, et d'acheteurs, éditait, gen-
timent, son petit choix d'œuvres contem-
poraiiies. L'un poussant Vautre, tout le
monde finissait' par dire nommé. Et nul
espoir n'était interdit aux oubliés : ils n'a-
vaient qu'à se cotiser, pour mettre au jour
un nouveau florilège.
Tandis qu'un manuel ! C'est définitif.'
C'est fermé comme une porte de lycée
après la cloche 1.
Aussi, je m'en vaà mon tour, proposer
quelque chose.
Pourquoi ne confierait-on point à une dé-
légation mixte de critiques et de courrié-
ristes littéraires, le soin de rédiger, pour
1924. une Anthologie des Lettres françai-
ses ?
Un registre de réclamations serait dépo-
sé phezd éditeur, pendant un an et un jour.
Passée ce délai, notre Tout-Pégase ferait
route pour l'immortalité. 1
; Roœa DEVIGNEI
, : '; :
UNE AGONIE
Voici la fin d'un très long combat entre
Marcel Proust et la mort. Il la sentait s'ap-
procher depuis quelques années et particu-
lièrement depuis deux mois. Il attendait cette
venue et à peu de chose près, il en connais-
sait l'heure, lui que des sens aigus, pénétrant
les paliers, les murs, les rues, savaient aver-
tir d'une visite souvent même avant que le
projet ne fût arrivé à la conscience de qui
l'allait réaliser ; à ce point que le coup de!
sonnette qui est pour nous la première an-
nonce d'une entrevue, n'en était pour lui Que
ia confirmation et ne lui causait pas de sur-
prise. Etait-ce là une sensibilité aggravée
par la souffrance, une divination où la clair-
voyance de celui pour qui les sentiments les
plus composés n'avaient pas d'énigmes, pour
qui aucune clé de ce monde n'était illisible ?
Après une agonie qui prend la place de
celles qu'il a inoubliablement décrites, Mar-
cel Proust vient de s'éteindre dans ce lit
qu'il n'avait pas quitté depuis le mois de
juillet. ,- -
Souvent, lorsque j entrais dans sa cham
bre, je le trouvais ainsi couché sur le dos/les
paupières closes ; mais bientôt un second
mouvement lui faisait tourner la tête à gau-
che, vers la porte, ouvrir les yeux, sourire.
Les mains gantées, croisées sur sa poitrine,
se désunissaient et quelques mots treiri>Iants,
qui allaient s'affermissant, sortaient- de
ses lèvres colléés: Le lit était chargé de cou-
vertures, d'une pelisse, de lettres non déca-
apparences, et composer le finale de la plus
grande des symphonies.
Au moment où l'on écrivait ici de moi que
« je sais congédier toute peine » la plus
grande peine de ma vie venait d'entrer. Il
faut dire udieu à un ami parmi les plus
chers et à un maître admiré. Proust, vous
voici arrivé devant la postérité. Pour vous
donner la première place, comptez sur votre
œuvre et comptez sur nous.
Paul MORAXD.
Marcel Proust
est mort
Ce ne sont point seulement ses amis
qui perdent à sa mort et qui se regar-
dent aujourd'hui en silence. Rare cor-
tège, ce sont aussi tous ceux qui doivent
à Marcel Proust de se mieux connaître,
d'exister davantage et qui croyaient que
l'œuvre qu'il avait entreprise et ter-
minée, le romancier et le savant
l'achèverait vivant dans leurs esprits.
D'autres diront ici-même tout ce que
Marcel PROUST
chetées, les Débats étaient son journal du
matin ; tout autour de lui tombaient des
porte-plumes, des notes, des cahiers ; de
cette poudre à fumigations qui lui permet-
tait, pour quelques heures, de respirer. Le
premier, il prenait la parole, commençant le
plus souvent par de doux reproches, arrivant
bientôt à d'extraordinaires méandres (dont
son écriture donne parfois idée), où il ne res-
tait plus qu'à le suivre.'
Pour la première fois aujourd'hui, Proust
repose dans un lit à grandes cassures blan-
ches qui n'est plus le sien ; sa face - mais
peut on prendre un moulage avec des mots ?
est de paraffine, close par des cheveux et
des tnoustaches d'un noir brutal et merveil-
leux : ses paupières bistrées, doublées de
cernes immenses, sont séparées par l'arête
d'un nez amaigri qui donne au visage sa
jeunesse, son calme noble et conventionnel.
Pour la première fois on a pu mettre de
l'ordre dans ces cahiers à jamais précieux
qui seront Le Temps retrouvé; L ouvrier
repose à côté de ses outils. Pour la première
fois les portes restent béantes sans que ne
se lise sur ses traits cette crispation que lui
causait, même à huis-clos, le moindre cou-
rant d'air dans les pièces les plus éloignées.
Pour la première fois des femmes entrent
dans cette chambre monacale où il n'en vou-
lait jamais laisser pénétrer, tenant à m se
montrer devant elles que très soigneusement
vêtu. Pour la première fois des fleurs l'ap.
prochent sans qu'il les éloigne, redoutant de
nouvelles crises d'asthme.
Pour la première fois, la maison du luci-
fuge s'ouvre au plein jour.
cc Aurai-je le temps de finir ?u disait
Proust dans les derniers jours d'août. Quelle
œuvre est jamais achevée quand il s'agit
d'un tel artiste ? Je crois cependant qu'elle
l'est, plus complètement qu'il ne le pensait
lui-même. Son souci. n'était pas de perfec-
tion. Il tenait à ce qu'on pût embrasser l'ou-
vrage dans son ensemble, en comprendre
l'ordonnance voulue, la composition néces-
saire ; il entendait se justifier des reproches
qu'on lui avait, à cet égard, adressés; C'est
ainsi que certains « motifs » de Swann de
vaient revenir aux derniers chapitres du
Temps retrouvé, tout à. la fois s'expliquant,
nous livrant des joies plus profondes que
celles que sous demandions jusque là à leurs
., t' ¡. ;. J: o. ; :t t - .J L- 40 --;., ,"
Marcel Proust a apporté à notre époque
et feront toutes les remarques qu/inspi-
rent les fouilles et les découvertes de
celui qui surprit tous les états se succé-
dant et se mêlant dans l'homme et qui
s'est proposé de les dissocier, de les
re fléter en lui, sans jamais en fausser
la perspective et avec, le plus exclusif
amour de la vérité.
Marcel Proust était malade depuis de
longues années et usé, pourrait-on dire,
par toutes les vies qu'il donnait. Nous
le savions, mais nous espérions IOll-
jours dans cette étrange vigueur qui le
faisait se lever soudain et sortir, alors
même qu'il semblait le plus atteint.
« Pour la première fois, je sens que
je ne peux plus me suffire. » Il y a
huit jours à peine qu'il prononçait ces
paroles.
Complètement possédé par ses per-
sonnages, écrivant en hâte et comme
leurs dernières volontés, la main cris-
pée sur le porte-plume, souffrant sur
son lit d'atroces douleurs, la téte immo-
bile, il vit venir la mort qui'l avait déjà
si parfaitement dépouilléJ, avec une
souriante lucidité. - Dernier souci JI
Quelle grandeur, quel courage. « Appor-
tèz-moi mes livres. Qu'on me cherche
les passages oit j'ai parlé de la mort ;
je crois que maintenant je dois mieux la
connattre. Je veux refaire la mort de
Bergotte. »
Ah t comme il nous aimait et comme
il témoignait encore de son ardeur à
nous transmettre celle ultime connais-
sance qui, elle non plus, ne pouvait pas
lui échapper'.
'̃ Mauriw» MARTIN DU GARD. f
L'acre de Marcel Proust
> < < -
Au moment de parler ici de l'œuvre de
Marcel Proust, je sens soudain toute la
difficulté de ma tâche. Je la sens d'abord
parce que depuis que j'ai appris l'affreuse
nouvelle de sa mort, je suis obsédé par sa
figure, par son caractère, par tout ce qui
constituait le noyau central de ses ou-
vrages. Je la sens aussi et surtout parce
que ses livres constituent quelque chose
de si considérable, de si riche en consé-
quences de toute espèce qu'il est impossi-
ble, en quelques lignes, d'en explorer
toutes les perspectives et d'en mettre au
jour tous les trésors.
Marcel Proust était le grand homme de
notre génération : je ne sais personne de
nous que sa mort n'aura pas frappé
comme un malheur personnel. Mais c'était
plus encore : un grand romancier, un de
ceux dont le nom ne passe point, un de
ceux qui demeurent l'honneur du pays qui
les a vus naître. Nous commençons à peine
à mesurer r ampleur de cette œuvre et
à peine, hélas 1 à comprendre l'irrépa-
rable de la perte que nous venons de faire
et que la France fait avec nous. On l'a
comparé à Saint-Simon, on l'a comparé
à Stendhal, et ces comparaisons étaient
légitimes. Mais en réalité, il ne ressem-
blait à personne. Il était non seulement
l'esprit le plus clairvoyant, le plus averti,
le plus varié qu'il fût possible d'imaginer;
mais il apportait du fond même de son
tempérament, ce pouvoir d'être différent
des autres qui fait les écrivains excep-
tionnels. De là, venait en partie son
charme ; de là aussi cet air de secret ré-
pandu sur toute sa personne.
Sa première œuvre, Les Plaisirs et les
Jours, parut en 1896. C'était un volume de
luxe, illustré par Madeleine Lemaire, et
qui contenait des contes, des poèmes en
prose, des réflexions ; le tout, dans une
langue qui ressemblait à celle d'Anatole
France. Mais déjà on pouvait lire dans
ces courts morceaux que Proust serait an
grand écrivain et certains d'entre eux. La
Fin de la Jalousie ou La Mort de Baldas-
sare Sylvànde (où il y a déjà d'admirables
réflexions sur la maladie et sur la mort),
révélaient déjà l'extraordinaire génie psy-
chologique qui allait devenir son trait le !
plus dominant. Certains de ses fragments
avaient paru dans la Revue Blanche en
1893. Ce fut là que je les lus alors, et do
cette lecture date mon admiration pour
l'écrivain que nous pleurons aujourd'hui.
Plus tard parurent les traductions de la
Bible d'Amiens et de Les Ames et les LUti,
de John Ruskjn, avec des préfaces que l'on
retrouvera dans le volume appelé Pqsti-,
theret MéhmgCiS, et publié à la Nouvefôe j'
Revue Française, en 1019.
Enfin en 1914, le premier volume d'A la
Recherche du Temps perdu : Du côté de
ehez Swann vint nous apprendre que l'élé-
gant et délicat amateur dont on goûtait le
rares pages subtiles se transformait sou-
dain en un des écrivains les plus extraor-
dinaires de notre temps. Puis on lut suc-
cessivement A l'ombre des jeunes filles en
fleurs. qui obtint le Prix Goncourt, Le
côté de Gvermantes (1920). Le côté de
Guermantcs II et Sodome et Gomorrhe Il
(l'Jsi; et entin, en trois volume.?, Sodome
et Gomorrhe II (1022). Ces joure-ci.
M. Gaston Gallimard recevait le manus-
crit de la troisième partie de Sodome et
Gomorrhe. La fin de Sodome et Gomorrhe
et le Temps retrouvé qui devaient termi-
ner son œuvre ont été certainement écrit?.
Mais Marcel Proust travaillait énormé-
ment sur manuscrit et sur épreuves,
l'œuvre une fois faite. Dans quel état
a-t-il laissé ces manuscrits ? Pourra-t-on
les publier tels quels ? Nous le saurons
bientôt. En tout cas, il est bien certain que
de grands fragments, sinon le tout, pour-
ront voir le jour.
De toutes les qualités de Marcel Proust,
celle qui semble le plifis extraordinaire,
c'est le génie psychologique dont je par-
lais tantôt. Depuis 1880 et les années sui-
vantes. il a été fait un tel abus de clichés
psychologiques qu'on peut dire que le ro-
man risquait d'en mourir. Aujourd'hui
encore, prenez les volumes qui paraissent:
neuf fois sur dix, l'auteur utilise dans une
situation donnée des réactions toutes
faites et qui traînent partout. C'est que
i auteur ne se connaît guère. ni 1 huma-
nité. Marcel Proust lui, se connaissait ;
dans une vie de solitaire et de malade, il
avait appris à savoir exactement à quelle
sorte d'être il avait affaire : et cette con-
naissance prodigieuse de soi-même tl'avait
amené à une connaissance non moins pro-
digieuse des autres. Il faut consulter là-
dessus la seconde partie du Côté de chez
Swann : Un Amour de Swann (que je vou-
drais que l'on publiât à part dans un pe-
tit volume pour permettre aux gens qui
n'ont pas beaucoup de temps ou de pa-
tience de prendre connaissance de ce chef-1
d'œuvre.) C'est une peinture de l'amour et
de la jalousie, qui égale Marcel Proust aux
plus grands. Il faudrait en citer toutes les
pages. Mais voici cependant un petit trait -
que je trouve extraordinaire et qui n'est
cependant qu'un entre mille : il s'agit de
ce soir où wann, congédié par Odette, sa
maîtresse, a des soupçons et revient vers •
l'hôtel qu'elle habite, torturé de jalousie.
Et alors commence l'extraordinaire ana-
lyse : -
« Et pourtant il était content d'être
venu : le tourment, qui l'avait forcé de
sortir de chez lui avait perdu de son actti-
lé en perdant de son vague, maintenant
que l'autre vie d'Odette, dont il avait eu,
à ce mument-là. le brusque et impuissant
soupçon, il la tenait là, éclairée en plein
par la lampe, prisonnière sans le savoir
dans cette chambre où, quand il le vou-
drait, il entrerait la surprendre et la cap-
turer ; ou plutôt il allait frapper aux vo-
lets comme il faisait souvent quand il
venait très tard.
« Et peut-être, ce qu'il ressentait en ce
moment de presque agréable c'était autre
chose que l'apaisement d'un doute et d'une
douleur : un plaisir de l'intelligence. Si
depuis qu'il était amoureux. les choses
avaient repris pour lui un peu de l'intérêt
délicieux qu'il leur trouvait, autrefois, -
mais seulement là où elles étaient éclai-
rées par le souvenir d'Odette, maintenantv
c'était une autre faculté dj sa studieuse
jeunesse que sa jalousie ranimait, la pas-
sion de la vérité, mais d'une vérité, elle
aussi, interposée entre lui et sa maîtresse,
ne recevant sa lumière que d'elle, vérité
toute individuelle qui avait pour objet
unique, et d'un prix infini et presque d'une
beauté désintéressée, les actions d'Odette,
ses relations, ses projets, son passé. »
On peut dire que l'oeuvre de Marcel
Proust. toLit, entière, a ce perpétuel re-
nouvellement, enrichissement des phéno-
mènes psychoiogiqucs. On lui a reproché
de ne nous montrer que les infiniment
petits de la vie morale ; mais notre vie
morale n'est faite que d'infiniment petits ; ,
et ce sont ces infiniment petits qui cons-
tituent par 'leur réunion, leur évolution
la trame même de notre existence. La
grandeur de Proust aura été d'avoir mon-
tré. dans son exactitude et son ampleur.
cette trame elle-même. Sur l'action du
temps, sur nos sentiments, sur cette pres-
sion du relatif qui modifie sans cesse nos
passions, et nos idées, sur la mobilité dan-
gereuse de notre esprit et de notre coeui,.
sur le divorce constant qu'il y a entre nos
actes et nos raisons d'agir, sur ce qu'il a
appelé les intermittences du cœur et
aussi sur le sommeil, sur le rêve, sur ir'r*
réveil, sur la jalousie, sur l'oubli, stil :
l'inconscient, sur la douleur, sur la maIa
die. sur la mort, Marcel Proust a écrit de
choses définitives et sur lesquelles on nI
reviendra plus.
Mais il faut encore voir chez lui autn
chose qu'un psychologue : et d'abord ur
satiriste, le peintre cruel, sarcastique el
impitoyable de la Société, considéréf
d'abord sous sa forme aristocratique : (les
Guermantes, le baron de Charlus, la prin-
cesse de Parme, etc.) et ensuite, sous s;:
forme bourgeoise : (les Verdurin, le doc-
teur Cottard, Odette mariée, etc.). On peul
dire que nul n'a décrit des arens du monde.
ni des bourgeois avec plus de vérité ni
d'ironie. Les conversations des person-
nages de Proust sont extrêmement justes ;
pas une nuance de leur esprit ou de
leur manque d'esprit n'est laissé au
hasard, IS'auraif-il eu que ce don-là qu'ii
eût été déjà de premier ordre ! On pour-
rait compléter cette peinture générale
d'une société en y ajoutant celle des do-
mestiques, dont il est le seul écrivain à
avoir parlé avec intelligence et en les con-
sidérant comme faisant partie de l'huma-
nité. 1
Mais n y a-t-il pas aussi le poète, un.
poète shakespearien, qui fait des jeunes
filles perverties de se? romans des héroï-
nes de comédie féerique ? Le poète des
marines, des vergers en fleur. ne la con-
versation avec les aubépines ? (A l'ombra
des jeunes filles en fleurs.} C'est tout un
monde qui vit. et grouille dans la Recher-
ehe du Temps perdu, un monde si complet
que Marcel Proust y a créé une ville, des
paysages, une cathédrale, comme il a créé
le feu particulier d'une aetiiee (la Berma).
les idées d'un philosophe (Bergotte), l'art
d'un peintre (Elstir). un monde qui serait
pareil au nôtre s'il ne flottait pas au-des-
sus de lui un esprit infiniment poétique
qui ne tlotle pas au-dessus du nôtre,
un esprit fait d'un rêve infiniment émou-
vant et délicat, fait, aussi de tendresse, de
pitié, de bonté, de sensibilité maladive à
force de douceur, d'amitié et .de mélanco-
lie, et qui était l'âme même, l'âme richn
et mystérieuse, qui vient de s'éloigner de
nous !
Edmond JALOUX.
Une heure avec Pierre Mille
̃ - O CO 8 m̃ -
Pierre Mille habite, au quai de Bour-
bon, un hôtel construit, en 1610, par Pierre
.de Charron, président au Parlement et dont
le luxe et la misère font songer aux
hôtels de Venise, comme nous le confie
l'auteur de Barnavaux. -
La salle a manger de l'hôlel existe tou-
jours, mais n'est malheureusement pas à
l'étago occupé par Pierre Mille. Elle
semble aménagée comme pour la Cène dit
Vrun:iJ'e. Le plafond, admirablement
conservé, est de IüJJrun,
*
Quand nous nous présentons chez
Pierre Mille - il est dix heures du matin
l'historiographe du Monarque est déjà
au travail, vêtu d'un complet d'intérieur
qui n'est pas très différent d'un costume
de chasse, et chaussé de petits sabots
pointue fourrés de peair de lapin, tressés
de rafla, à -semelles de liège.
Je lui avoue vito que ai j'ai iu avec
passion tous ses livres, chaque fois que
je songe à. lui, j'évoque invinciblement et
tout d abord le Monarque, enfant de lu-
mière, qu'on appelait ainsi parce qu'il ne i
faisait rien et vivait donc comme un roi.
Le Monarque, gloire de l'Espelunque, qui
i 1 -
n'est pas très loin d'Ulysse et plus près de
Panurge. *'
Le Monarque est dans la même ligne qutf
Tartarin de Tarascon ; il n'a qu'un tort,
c'est de venir après ; mais, il lui est'de
beaucoup supérieur.
Le Monarque est. l'œuvre du plus fln de
nos humoristes. Tartarin de Tarascon esta
une caricature faite de l'estérleur. Le
Monarque, c'est un Méridional vu de
l'intérieur. i
- J'ai peut-être mieux vu le Mêridlo*
nal, parce que je ne l'étais pas, nous
déclare M. Pierre Mille, qui est d'origine
lilloise.
Notre préférence pour ce livre vous
étonne-t-elle ?
Non. encore que nombre de mes lac..,
teurs préfèrent les aventures de Barna-
vaux. Mais, le Monarque m'a donné tMKî
grande joie pelldant la guerre. C'était »U;
début de 1917. M. Ernest Bovet, profes-
seur de lettres à l'Université de zurlûifc
m'écrivit que ia Franco était en train-g*'
faire la chevauchée du Monarque, 6t qUw.
le chapitre neuvième : Le Pari du Monar-
que, était la préfiguration de la Fraoee
durant la grande guerre. Cet hommage,
vous le comorenez. m'a fort ému, parce
j » •»
» - * - - ̃
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