L’indétrônable Athléta

Si les femmes vivant de leur force existent depuis au moins le XVIIIe siècle dans les foires européennes, elles sont plus nombreuses à la fin du XIXe, et plus particulièrement depuis le succès d’Athléta. Cette femme forte va ainsi servir, en France tout du moins, de référence à celles venant à sa suite.

Petite-fille et fille d’athlètes, Athléta est née le 20 avril 1868 (ou 1869) à Anvers. Formée à la gymnastique, acrobate aux tours périlleux, elle devient "femme serpent". Elle se consacre ensuite aux exercices athlétiques et débute à l’Eden Alhambra de Bruxelles. Elle connait le succès en Europe, dans les music-halls et cirques de Londres, Edimbourg, Glasgow, Paris, Lille, et même aux États-Unis. À ce tableau, il convient d’ajouter qu’Athléta pratique aussi la boxe anglaise et la lutte.

En 1893, le Tout-Paris se presse au Cirque d’Hiver pour la voir porter "en souriant, deux poneys en équilibre, une haltère à laquelle [sic] sont suspendus sept hommes". Valser avec trois individus sur les épaules constitue un autre de ses numéros favoris. Selon Edmond Desbonnet, Athléta a compris la nécessité de travailler avec des êtres et des objets courants : avoir un référent permet au spectateur d’évaluer la force et garantit l’absence de truquage. Face à la performance extraordinaire, jaillit alors l’émerveillement

portrait en noir et blanc en photo d'Athléta, cadrer au buste. Elle se tient de face, la tête tournée vers la droite, les bras croisés sous a poitrine. Elle porte un maillot sans manche noir, une médaille en forme d'étoile à six branches autour du cou, et deux autres médailles épinglés au dessus de sa poitrine sur la gauche.
« Miss Athléta, la femme la plus forte du monde », dans C. Strehly, « Les femmes acrobates », L’Éducation physique : revue sportive illustrée, n°2, mars 1903, p. 41.

Il faut dire qu’un pont de fer chargé d’un homme et de deux poneys représente un poids total de 400 kilos. Pour Desbonnet, le succès retentissant d’Athléta s’explique ainsi par le fait qu’aucune femme n’avait auparavant réalisé "des exercices aussi forts". La presse enregistre alors les records de cette "première femme athlète". Retenons-en deux : en 1896 (ou 1897), à l’école lilloise de culture physique, Athléta jette à deux mains et en trois temps une barre de 87,5 kilos ; puis à Bordeaux, elle enlève 92 kilos. 

Forte, oui, mais pas pour autant moins féminine, voilà ce que dit la presse. Une des clés de son succès serait de s’attribuer la force rattachée à la masculinité, tout en conservant les caractéristiques d’un "éternel féminin". Or, c’est un enjeu majeur de ce début de siècle hanté par la virilisation des femmes par le sport. Ainsi selon Strehly en 1903, cette "sculpturale virago", "malgré sa force extraordinaire" demeure "élégante et plutôt svelte". Ouf !

Phot de portrait en pied d'Athléta et ses trois filles. Elles portent toutes les quatre un justaucorps, des collants et des chaussures montantes à lacet, et se tiennent par la taille. Elles sont de face et droites.
« Les Athlétas, la mère et ses trois filles », La Culture physique, n°12, février 1905, couverture

Autre preuve de sa féminité sur laquelle insiste la presse : Athléta est mère de trois filles devenues athlètes. En 1903, l’aînée, Brada, est en représentation avec sa mère au Nouveau Cirque de Paris. En 1905, les quatre Athlétas y présentent un travail de poids et d’haltères. En 1910, les trois sœurs se produisent seules aux Folies Bergère. Brada y valse avec quatre hommes sur les épaules, tandis que Louise porte ses sœurs chargées d’une énorme barre et qu’Anna fait un tour de scène avec deux hommes au bout d’un bras. 

Aux dires de la presse (et surtout de Desbonnet), les trois Athléta achèvent la perfection de leur mère, joignant elles aussi "à la force une plastique superbe". Pour La Culture physique en 1910, elles incarnent la "perfection féminine au triple point de vue de la beauté, de l’élégance et de la grâce", ce sur quoi jouent les photographies les présentant comme les Trois Grâces. La presse spécialisée retranscrit en outre leurs mensurations et leurs records, et insiste sur le caractère extraordinaire de leurs performances que peu d’hommes pourraient réaliser. À dix-sept ans, Brada enlève ainsi 130 livres en deux temps à deux mains

Portrait photo en pied des trois soeurs Athléta. Elles portent un justaucorps, des collants et des chaussures montantes à lacet de couleur foncée. Elles se regardent les unes les autres avec un léger sourire et cette du milieu tient les deux autres par les épaules.
« Les 3 sœurs Athléta enlèvent 150 livres avec une facilité dérisoire, ce que peu d’hommes non entraînés aux exercices de force, pourraient faire », dans Edmond Desbonnet, Pour devenir belle… et le rester. Manuel de culture physique de la femme, Librairie Athlétique, Paris, 1911, p. 45.

Dans La Culture physique en 1910, puis dans Les Rois de la force de 1911, Desbonnet écrit la légende dorée d’Athléta. Après une carrière productive, Madame van Huffelen coulerait des jours paisibles avec son mari dans sa villa près d’Anvers, tandis que ses filles ont repris le flambeau. Âgée d’une quarantaine d’années, elle serait toujours belle grâce au culturisme et paraîtrait jeune au point de passer pour la sœur de ses filles. 

Desbonnet n’est pas le seul à insister sur le rôle de mère et d’épouse modèle d’Athléta. Déjà en 1897, le journaliste des Tablettes Marseillaises se rassurait de savoir qu’en dehors du monde exceptionnel du cirque, Athléta "redevient la bourgeoise pacifique, une excellente mère". Quelques lignes avant, il affirmait qu’il ne faudrait pas que toutes les femmes soient aussi musclées, "car les hommes cesseraient alors d’appartenir au sexe fort". 

Athléta, un exemple de féminisme en action ? Quoi qu’il en soit, le topos du "sexe faible" ne semble pas lui convenir. Desbonnet rappelle aussi qu’elle "fut certainement une des femmes qui ont gagné le plus d’argent", soit 100 francs par jour, jusqu’à 6.000 francs par mois et une cinquantaine de mille francs par an. Il lui revient en outre d’avoir mis à la mode les femmes athlètes

Photo en noir et blanc dont la qualité n'est pas très bonne. On y voit Athléta et son mari accoudés à une petite table de jardin en métal, assis sur des chaises en métal. Sur la table une théière et deux tasses de thé. Le mari en costume porte un béret et a une pipe à la bouche. Athléta tient une des tasses, et est habillée d'une robe blanche. Derrière eux, un mur de maison en brique et une fenêtre à laquelle on voit des rideaux en dentelle.
"Athléta et son mari, autrement dit, M. et Mme van Huffelen chez eux, dans Ozalga", "Une famille de femmes athlètes. Athléta et ses filles. La retraite de la femme la plus forte du monde. La villa Athléta à Saint-Nicolas", La Culture physique, n°129, 15 mai 1910

Pour aller plus loin 

  • Jan TODD, "Bring on the Amazons : an evolutionary history", in Picturing the Modern Amazon, cat exp., New museum books : Rizzoli, New York, 1999, pp. 48-61.
  • Edmond DESBONNET, Les Rois de la force. Histoire de tous les hommes forts depuis les temps anciens jusqu’à nos jours, avec 733 photographies et dessins, Berger-Levrault / Librairie athlétique, Paris, 1911.
  • Fonds Tristan Rémy, Centre national des arts du cirque, Châlons-en-Champagne.