Des cannibalesMontaigne, Essais, 1580
La découverte du Nouveau Monde à la Renaissance ébranle profondément la perception de l’homme et de ce qu’il est d’usage d’appeler au XVIe siècle la civilisation. Montaigne explore le concept dans les Essais et intitule un chapitre du Livre I, "Des cannibales" : loin d’admettre l’évidence du terme de "sauvages", il met à profit les informations de première main transmise par un membre de l’expédition coloniale française au Brésil (1555-1557) et s’interroge sur le sens des pratiques rapportées, notamment l’anthropophagie, dans la perspective des cruautés européennes. Cet extrait n’aborde pas le cannibalisme mais souligne les méfaits d’un regard trop occidental qui peut conduire à des contresens.
Livre I, chapitre XXXI : "Des cannibales"
Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu'on m'en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage ; comme de vrai, il semble que nous n'avons autre mire de la vérité et de la raison que l'exemple et idée des opinions et usages du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses. Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruits que nature, de soi et de son progrès ordinaire, a produits : là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournés de l'ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. En ceux-là sont vives et vigoureuses les vraies et plus utiles et naturelles vertus et propriétés, lesquelles nous avons abâtardies en ceux-ci, et les avons seulement accommodées au plaisir de notre goût corrompu. Et si pourtant, la saveur même et délicatesse se trouve à notre goût excellente, à l'envi des nôtres, en divers fruits de ces contrées à sans culture. Ce n'est pas raison que l'art gagne le point d'honneur sur notre grande et puissante mère Nature. Nous avons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions que nous l'avons du tout étouffée.
Si est-ce que, partout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprises, “Le lierre pousse mieux spontanément, l'arboulier croît plus beau dans les antres solitaires, et les oiseaux chantent plus doucement sans aucun art.